La cité morale des économistes
Essai sur la portée politique de la science économique

Mon e-livre par Antoine Fréjaville

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CHAPITRE 7
INSTITUTIONS ECONOMIQUES ET PREFERENCES SOCIALES DES INDIVIDUS

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Introduction : si les individus ont des préférences sociales…

Dans les chapitres précédents, nous avons vu :
Comment les économistes déterminent le bien public avec des d'agents qui ne s'en soucient pas.
Comment ils font réaliser ce bien public par des agents qui ne s'en soucient pas.
Comment ceci mène à une forme de despotisme éclairé.
Quels sont les fondements moraux d'un tel projet.
Mais après tout, qu'est ce que cela change ?
- L'équilibre walrasien ne reste t'il pas un état optimal issu d'une procédure juste ?
- La concurrence des entreprise ne reste t'elle pas le meilleur moyen d'approcher de cet état idéal ?
- L'homme d'Etat éclairé n'est il pas, en conséquence, fondé à organiser et à promouvoir cette concurrence ?
C'est à ces questions qu'est consacré ce chapitre. Nous examinons ce que deviennent les principales institutions utilisées par les économistes pour permettre aux individus qui ne le recherchent pas, de parvenir au bien public, quand ces individus ont leurs propres opinions. On entend par opinions, le fait que les individus classent des états sociaux et non des paniers de consommation individuels. On va donc se demander quels restent - ou ne restent pas - les bienfaits du marché, des entreprises, et des moyens de lutte contre le 'free riding' dans la production de biens collectifs, quand les individus ont leur propres avis sur le fonctionnement social, autrement dit, quand ils ont des préférences sociales.
Nous n'avons pas les moyens d'apporter des réponses générales ni définitives, cependant il nous semble que ces questions méritent d'être posées.
Le terme de " préférences sociales " est utilisé en économie expérimentale , pour expliquer et modéliser les comportements 'irrationnels' manifestés par les sujets mis dans des situations d'échange marchand ou de jeu non coopératifs. En effet, il est bien connu que les individus embauchés pour ces expériences ne se comportent pas toujours comme ceux qui sont décrits par la théorie économique 'standard'. De ce fait :
" ... les chercheurs ont commencé à développer des modèles de préférences sociales qui supposent que les individus sont autocentrés ('self-interested'), mais qu'ils sont aussi concernés par les paiements des autres. Différents types de modèles ont été formulés. Les modèles d' " aversion à la différence " supposent que les joueurs sont motivés à réduire la différence entre leur paiement et ceux des autres, les modèle de bien être social supposent que les individus aiment accroître le surplus social, se préoccupant surtout d'aider ceux (eux mêmes ou d'autres) dont les paiements sont peu élevés ; les modèles de réciprocité supposent que leur désir d'augmenter ou de diminuer les paiements des autres dépend de la loyauté avec laquelle ces autres se conduisent "
Dans ce chapitre, on considèrera qu'un individu a des préférences sociales dés lors qu'il classe des états sociaux et non pas seulement ses propres paniers de consommation.

préférences sociales et procédures sociales
Dans les 'récits' des économistes, les états sociaux sont des allocations de biens entre des agents. Par exemple, si j'ai une pomme et que mon voisin a une pomme, cette allocation des deux pommes entre nos deux personnes est considérée comme un état social et un seul. Or, le 'point de vue indigène' peut être différent et considérer que la manière dont le résultat a été obtenu a aussi son importance. Autrement dit, du point de vue d'un individu, un état social peut être constitué d'une allocation et d'une procédure (ou d'un processus).
Par exemple, si mon voisin a un pommier et si j'ai une pomme, ce peut être :
- parce que j'ai volé une pomme au voisin
- parce que le voisin m'a donné une pomme
- parce que le voisin m'a jeté une pomme à la tête
...
Le marché, la concurrence, le vote, la coopération, la supervision, la contribution obligatoire... sont des procédures, sur lesquelles les agents peuvent avoir un avis positif ou négatif, indépendamment de l'allocation qui en est le résultat. On aura l'occasion d'y revenir dans chacune des trois sections suivantes.

quelle forme nous donnerons aux préférences sociales
Il y a deux manières de représenter les préférences sociales.
On peut les représenter , disons, 'mélangées' aux préférences autocentrées. Par exemple les préférences de l'envieux seront représentées par une seule fonction d'utilité croissant quand sa consommation croit et décroissant quand la consommation de ceux qu'il 'envie' croît.
On peut aussi les représenter disons, à part des préférences autocentrées. C'est ce que fait Harsanyi dans son célèbre article de 1954, quand il 'dote' chacun de ses individus, d'une fonction d'utilité 'individuelle' (autocentrée) et d'une fonction d'utilité 'éthique' (utilitariste), qui exprime leur morale (en fait celle de l'économiste). C'est cette seconde méthode que nous adopterons pour trois raisons :
- une raison idéologique : nous pensons que séparer les préférences autocentrées des préférences sociales permet d'indiquer que les individus peuvent juger eux mêmes la situation dans laquelle ils sont impliqués et qu'ils n'ont pas besoin d'un modélisateur extérieur pour savoir ce qu'ils doivent en penser. Selon nous, la souveraineté des individus réside justement dans ce jugement que chacun porte après réflexion sur la situation sociale. Réserver l'évaluation sociale au philosophe ou à l'économiste conduit à un despotisme éclairé, ou à une éthocratie unanimiste dont le penseur social est le grand prêtre.
- une raison politique : si les individus se mettent d'accord sur une procédure d'allocation des biens, cette procédure est leur 'préférence sociale'. Mais elle laisse inchangées les préférences autocentrées portant sur les biens à allouer. Par exemple, si deux individus tirent un bien indivisible à pile ou face, cette préférence sociale (pour le 'pile ou face', préféré au 'pierre, papier, ciseaux') laisse intacte l'appétit de chacun pour le bien en question.
une raison normative. La seule norme que nous retenons des économistes est l'idée d'amélioration paretienne. Or il nous paraît intéressant de distinguer un optimum au regard des préférences autocentrées et un optimum au regard des préférences sociales. Pour reprendre l'exemple du bien tiré à pile ou face, au regard des préférences autocentrées, les deux allocations possibles du bien sont optimales. Au regard des préférences sociales, une seule l'est dés que le sort a désigné un propriétaire .

Section 1
si les individus ont des préférences sociales, le marché est il toujours optimal ?
Défense et réinterprétation du 'troc gossenien'.

Dans cette section, on veut montrer que si les agents ont des préférences sociales et pas seulement des préférences autocentrées, alors ils peuvent éventuellement être unanimement d'accord pour préférer un autre point de la 'courbe des contrats' que le point d'équilibre concurrentiel.
Mais tout d'abord, comme atteindre cet autre point suppose qu'ils puissent collecter de l'information sur autrui, ils ont besoin d'une information sociale.

Introduction : choix social et information sociale
Hayek a fait remarquer que pour effectuer un choix individuel, un agent n'avait besoin que des prix et qu'il n'avait 'pas besoin' de connaître quoi que ce soit des autres agents.
Mais il n'en est pas ainsi si l'agent veut effectuer un choix social. Prenons un exemple tiré de l'actualité. Un nouvel article de loi permet aux justiciables de 'plaider coupable' en échange d'une peine négociée avec le procureur et évitant le procès. Imaginons que cette loi ait été portée au suffrage des citoyens. Ceux ci auraient donc eu à effectuer un choix social : voter ou rejeter cette loi. Imaginons les arguments pour et contre.
- pour : cette loi augmente la liberté de choix de chaque justiciable et elle permet de réduire les impôts en employant moins de juges.
- contre : cette loi fait varier les sanctions, non plus seulement en fonction du délit commis, mais également en fonction de l'attitude du justiciable envers le risque.
Pour se prononcer sur cette loi, chaque citoyen aurait donc dû faire au moins des conjectures sur l'attitude envers le risque de ses concitoyens. En effet, si tous justiciables ont la même attitude face au risque, l'inégalité face à la peine n'est pas entamée. Si l'attitude envers le risque varie fortement d'un individu à l'autre, alors la sanction en vient à dépendre principalement de celle ci.
On voit que la possibilité pour un individu, ou pour des individus, d'effectuer un choix social est subordonnée à l'information sociale dont il(s) dispose(nt). Faute d'informations sociales, l'individu ne peut que faire appel à son imagination, ou bien s'abstenir de tout choix social.

préalable 1 : sur l'interprétation despotique (éclairée) du second théorème de l'économie du bien être.
Le second théorème de l'économie du bien être énonce qu'à toute allocation optimale au sens de Pareto peut être associée une distribution initiale des biens dont cette allocation optimale est l'équilibre concurrentiel. Ce théorème est rigoureusement démontré, et indiscutable.
Ce qui ne nous paraît pas indiscutable en revanche, c'est la manière dont les économistes interprètent habituellement ce théorème. Prenons la formulation d'un manuel, qui résume l'argument :
" L'hypothèse de départ est qu'une certaine allocation optimale au sens de Pareto est jugée désirable pour l'économie [...]. Le second théorème du bien être, dit alors que cette allocation peut être atteinte en redistribuant le revenu [les dotations] entre les agents et en les laissant agir sans entrave, sur des marchés concurrentiels " (p432)
Cependant, il est bien connu que lorsque les agents sont représentés comme un continuum, il est inapplicable, les individus ne pouvant être discernés les uns des autres par un planificateur social cherchant à prendre aux uns pour donner aux autres (Champsaur et Laroque 1981).
Plus largement, même dans le cas ou en théorie, le modélisateur bienveillant pourrait repérer les préférences des agents telles qu'elles ont révélées par leurs consommations, la réalisation pratique du projet nous paraît reposer sur des hypothèses quelque peu intrusives.
- D'abord elle suppose qu'il existe un observateur (l'Etat ?) bienveillant et soucieux du bien public alors que les agents ne font que rechercher leur avantage sur le marché.
- Ensuite, elle suppose que l'observateur (l'Etat ?) est omniscient : Il sait de quelles dotations le point à atteindre est l' 'image' par l'application marchande. Il connaît donc parfaitement les préférences de chacun et est de plus capable de calculer l'équilibre général.
L'argumentation standard consiste alors à dire que l'Etat n'a qu'une information partielle permettant d'atteindre un optimum 'de second rang'. Cela qui ne change ni l'asymétrie d'information supposé en faveur de l'observateur, ni le fait que l'observateur souhaite atteindre un point précis.
- Enfin, elle suppose que l'observateur, qui maintenant ne se distingue plus de l'Etat, peut prélever l'impôt à son gré afin de redistribuer les revenus (les dotations) entre les agents.
- Mais ce n'est pas tout : si l'Etat juge que tel optimum est préférable, pourquoi ne pas effectuer une redistribution qui réalise cet optimum ? Pourquoi redistribuer pour atteindre un point non optimal et se servir du marché pour atteindre l'optimum ? Nous n'avons pas de réponse à cette question, mais nous constatons que l'Etat manipule les individus puisqu'il les laisse en un point à partir du quel le marché les conduira 'spontanément' (c'est à dire sans qu'ils sen rendent compte) là ou l'Etat veut les conduire.
En deux mots, l'interprétation du second théorème du bien être par les économistes nous paraît épistémologiquement gratuite et politiquement liberticide. Pour notre part, dans la discussion qui va suivre, nous nous refuserons à supposer l'existence d'un Etat qui saurait mieux que les individus où est le bien public et mieux qu'eux comment y parvenir.
préalable 2 : sur les droits de propriété
l'argument ultime pour justifier les droits de propriété est celui de Walras : ne pas respecter les droits de propriété serait rétablir l'esclavage puisque les biens dont les individus sont dotés représentent leurs capacités productives.
Cependant, nous pensons qu'un individu a le droit de mettre provisoirement et volontairement ses capacités à la disposition d'un collectif pourvu que les autres fassent de même. Cette mise à disposition n'est pas de l'esclavage que si elle est volontaire et provisoire: le fait que j'aide mon voisin à cueillir ses cerises ne fait pas de moi son esclave.

Dans cette section, nous souhaitons montrer :
- premièrement que des individus allouant des biens entre eux peuvent 'produire' eux mêmes consciemment, une allocation du noyau.
- deuxièmement, que cette allocation peut être unanimement préférée - du point de vue des préférences sociales - à l'allocation d'équilibre concurrentiel.
- troisièmement, que les économistes 'privilégient' l'allocation d'équilibre pour des raisons morales : les agents y parviennent 'spontanément', dans l'ignorance vertueuse de l'existence d'autrui.

La 'production' d'un optimum par accord politique

L'idée que des agents puissent parvenir à un point du noyau autre que l'équilibre concurrentiel n'est nullement étrangère aux économistes. Il existe des modèles de " non tâtonnement " dont le résultat est un de ces autres points. Dans un article bien connu, Hahn et Negishi ont même montré que les conditions de stabilité d'un optimum obtenu par " non tâtonnement " (avec des transactions à 'prix faux') étaient plus larges que les conditions de stabilité de l'équilibre concurrentiel . Il existe également des modèles de non tâtonnement dans lesquels les individus passent des accords qui ne sont pas exprimés en termes de prix.

Tout ce que nous voulons montrer, c'est que des agents peuvent aussi arriver à un point quelconque du noyau par des accords basés sur les préférences sociales et ayant pour but délibéré de procéder à des améliorations paretiennes. Autrement dit, nous adopterons ici le point de vue socialiste : ce qui peut être produit 'spontanément' peut aussi être produit délibérément.

Le 'troc gossenien' de Walras raconte l'histoire d'un père allouant délibérément des biens entre ses enfants d'une manière à la fois optimale et conforme à un principe de 'fraternité'. C'est de cette histoire que nous allons partir car Walras lui même indique que ce père bienveillant pourrait être remplacé par les agents eux mêmes.

Du 'troc gossenien' au 'pique-nique'

Le 'troc gossenien' de Walras, a à priori, tous les défauts. Non seulement il est despotique (l'Etat est omniscient et tout puissant), mais il conduit à un résultat qui n'est en fait pas déterminé puisque les utilités individuelles ne sont pas comparables.
cependant, la raison pour laquelle Walras le rejette n'est pas celle là, et cette raison nous paraît mauvaise. Walras le rejette comme non conforme à la justice. Or, de notre point de vue, il n'y a rien au delà des désirs et des choix des individus présents ici et maintenant, pas même des 'règles de justice'. Or, justement, Walras donne un exemple de troc gossenien unanimement accepté, c'est le 'pique-nique' des collégiens. C'est cet exemple que nous allons interpréter ou réinterpréter.
La distribution des collégiens au réfectoire est démocratique, parce qu'elle est acceptée par tous et parce que c'est chacun à son tour qui joue le rôle du père nourricier, et elle conduit à un résultat déterminé par des quantités de confiture et de chocolat.
Notre but est de rechercher une autre méthode que le marché pour parvenir à un point optimum, tout en fournissant aux individus des informations sociales. Il nous semble que la version 'pique-nique' du troc gossenien nous en donne une.
Reprenons l'exemple de Walras (le grain et la viande) ainsi que ses chiffres. Les résultats de Walras sont (on reprend la présentation de Rebeyrol 1999)



Au départ, le TMS viande/grain de A est supérieur au TMS viande/grain de B. A serait prêt à donner 12 unités de grain pour avoir 1 unité de viande, alors que B serait prêt à donner (s'il avait du grain) seulement 0,26 unités de grain pour avoir une unité de viande supplémentaire. Il s'en suit que, si A et B redistribuent leurs dotations de telle manière à ce que le panier de A contienne une proportion plus grande de viande et à ce que le panier de B contienne une quantité plus grande de grain, leurs TMS vont se rapprocher, et A et B seront également plus 'proches' d'un point optimal.
S'ils ne sont pas opportunistes, A et B possèdent une information sociale : ils connaissent leurs quantités respectives et leurs TMS respectifs.
Maintenant la question est de parvenir à un choix à la fois démocratique (si A et B sont d'accord pour une telle procédure) et déterminé.
Rappelons ce que dit Walras du 'pique-nique' des collégiens :
" ... tantôt les uns, tantôt les autres, avaient reçu des pots de provision de leur famille. Tous les autres leur envoyaient un morceau de pain, et ils le retournaient garni de beurre ou de confitures. Celà était de règle et se faisait à charge de revanche, mais sans compter... "
On voit que dans cette procédure, chacun joue à son tour le rôle du père magnanime rassasiant ces enfants, et c'est cette alternance qui transforme le paternalisme en fraternité. Si on laisse de côté les complicités et les brouilles personnelles, on peut supposer que chacun son tour partage de manière à rendre maximum ce qu'il pense être l'utilité collective. Si objectivement, les utilités individuelles ne sont pas comparables, subjectivement, chacun peut les comparer selon ses propres sentiments.
On s'écarte maintenant un peu de l'exemple de Walras et on regarde sur quelles règles de choix social deux individus se répartissant deux marchandises pourraient - éventuellement - s'accorder.
Les règles du choix social
Les règles du choix social sont différentes si les agents sont omniscients et si ils ne sont pas omniscients. On va donc traiter ces deux cas l'un après l'autre.

1) Les agents sont omniscients.
Cette hypothèse peu vraisemblable est néanmoins utile à l'exposé. Renommons les deux agents, i et j. Si les agents sont omniscients, cela signifie que i connaît les préférences de j et réciproquement. i et j connaissent donc la 'matrice des gains' qui recouvre la 'boite d'Edgeworth' des échanges.
i et j connaissent donc l'ensemble des points optima, c'est à dire qu'ils connaissent la courbe des contrats. Le choix social consiste pour i et pour j à sélectionner, en toute connaissance de cause, un de ces points optimaux parmi tous.
La 'boite' que i et j ont sous les yeux et la courbe des contrats qui y figure correspond à leurs préférences autocentrées. C'est cette situation sur laquelle ils portent un jugement social. Après discussion, i et j peuvent éventuellement se mettre d'accord sur l'un des points optima. Par exemple, sachant que le résultat de la maximisation d'une fonction d'utilité collective additionnant leurs fonctions d'utilité individuelles est optimal, i et j peuvent éventuellement se mettre d'accord sur la pondération à accorder à leurs préférences et partant, sur l'optimum à sélectionner. Mais cette unanimité 'large' n'est pas nécessaire. Seul le point d'accord doit être unanimement préféré . Si les agents parviennent à un accord, l'allocation choisie sera un optimum au sens des préférences autocentrées et le seul optimum au sens des préférences social puisqu'il sera l'état social choisi à l'unanimité.
C'est un tel accord que réalisent deux voyageurs de bonne volonté qui discutent du degré d'ouverture de la fenêtre de leur compartiment. Si i voit que j est enrhumé et si j voit que i a chaud et si i et j ne sont pas opportunistes, peut être parviendront ils à un 'équilibre' délibératif.

2) Les agents ne sont pas omniscients
Si les agents ne sont pas omniscients, pour effectuer un choix social, c'est à dire sélectionner une allocation optimale parmi toutes, les individus auront en fait deux choix à faire :
- le choix d'une position de départ (c'est à dire d'une allocation de départ).
- le choix d'un 'trajet' entre la position de départ et un optimum à découvrir (puisque ils ne sont pas 'omniscients').
Ces choix dépendent des préférences sociales des deux individus.
la position de départ
La position de départ est à priori une question indépendante. On peut imaginer par exemple que les deux individus se mettent d'accord sur un 'point focal' (par exemple ils conviennent de distribuer les biens à égalité pour avoir le même panier au départ). Ils peuvent également se mettre d'accord pour conserver leurs dotations initiales. A ce stade, il s'agit pour eux de 'dégrossir' la situation. Si par exemple les biens à allouer sont des pommes et des oranges, si l'un des agents dit qu'il préfère les pommes (mais aime les oranges) et si l'autre agent dit qu'il aime les oranges (mais aime les pommes), on peut imaginer que les agents se mettent d'accord pour allouer au départ toute les pommes au premier et toutes les oranges au second.
le 'trajet' entre la position de départ et un optimum (si la position de départ n'est pas elle même un optimum)
On va se contenter d'esquisser une procédure . Une fois la position de départ établi, les deux individus non omniscients ne peuvent 'cheminer' qu'en se servant de la seule information sociale à leur disposition : la différence de leurs TMS.
Si le point de départ n'est pas un optimum, alors en ce point, le TMS de i est différent du TMS de j.
La valeur des TMS dépend des unités choisies pour mesurer x et y. La seule information sociale objective, c'est que, au point de départ, i est prêt à donner n fois plus de bien X que j pour avoir une unité de bien Y ; et que inversement, j est prêt à donner 1/n fois plus de bien Y que j pour avoir une unité de X.
Autrement dit, l'écart entre les TMS ne peut être un guide pour l'action. Le seul guide possible, c'est le signe de l'inégalité entre les TMS qui montre l'ensemble des 'directions' à prendre pour se rapprocher de l'équilibre.
Les deux agents améliorent tous les deux leur situation (pareto amélioration) si ils restent dans la 'lentille' qui inclut le noyau et dont le point de départ est une 'extrémité. Un accord éventuel entre eux portera donc sur le 'partage' de l'avantage collectif de la réallocation.des biens .

 

 

Un exemple

Dans des cas simple, le résultat de cette procédure est déterminé. On va prendre un exemple, dont on va calculer la 'solution théorique', telle qu'un planificateur pourrait la calculer, et à laquelle les deux individus parviennent en parcourant le 'trajet' qui les mène du point de départ au point d'arrivée optimal.
La solution théorique est l'intersection de la courbe des contrats avec la trajectoire empruntée par les deux individus.
appelons toujours :
i et j les deux individus
X et Y, les biens alloués
x et y, des quantités des biens X et Y

Le point de départ
Le point de départ est - à priori - indépendant du 'trajet' que les individus suivront à partir de ce point. Par exemple, on peut imaginer que le bien X est du pain et que le bien Y est des chocolats. Mettons que au départ, i et j décident de partager le pain à égalité et de tirer au sort celui qui recevra tous les chocolats. Imaginons que le sort tombe sur i.

la trajectoire
A partir de ce point de départ, constatant que j est prêt à donner plus de pain que i pour avoir des chocolats, i et j décident de retirer progressivement des chocolats à i pour en donner à j. Si i et j décident à chaque 'pas' de ne pas 'toucher' au pain, et de réallouer seulement des chocolats, ils s'imposent donc la contrainte :
2)

Si ils décident de ne réallouer qu'un des biens, leur 'trajet' formera une ligne droite.

 

 

l' 'équilibre politique'
le point d' 'équilibre politique', c'est à dire le point ou i et j s'arrêteront est l'intersection de la courbe des contrats et de la contrainte d'égale répartition du bien X . On doit donc avoir à la fois :

L'efficacité sociale de l'équilibre politique

Du point de vue des préférences autarciques, notre 'équilibre politique' est un optimum comme l'équilibre concurrentiel. D'un point de vue paretien, les deux se valent donc.
Cependant, du point de vue des préférences sociales, les deux agents peuvent préférer unanimement l'optimum qui est issu du principe ou de la procédure qu'ils ont choisie, si on considère que leurs préférences sociales précèdent dans 'l'ordre lexicograhique', leurs préférences autarciques.
Un exemple de cette attitude est tout simplement le 'troc jevonien' de Walras. Les deux 'troqueurs' s'entendent sur un principe de départ (respecter les dotations initiales) et sur une procédure (l'échange à prix unique par le tâtonnement). Ils acceptent l'allocation d'équilibre marchand parce qu'elle est juste, et c'est l'économiste qui reconnaît que cette allocation juste est - par ailleurs - optimale (le 'maximum d'utilité' de Walras). Donc pour les 'troqueurs' (en fait, pour Walras lui même), cet allocation optimale est préférable, du point de vue social, à toute autre allocation optimale, parce qu'elle est l'allocation juste.
Pour prendre un tout autre exemple, Tacite relate que les Parthes sont avides de terres et de richesses, mais que seuls le combat et la conquête leur semblent digne d'eux. Ils pensent qu'ils s'abaisseraient à acquérir les mêmes biens par le commerce.
Autrement dit, la procédure importe. Les individus peuvent avoir des préférences pour les procédures comme ils ont des préférences pour les consommations. Le partisan du tirage au sort peut rejeter le gouvernant désigné par le vote et inversement. Donc un individu peut préférer consommer moins à l'issue d'une procédure qui lui plaît que consommer plus à l'issue d'une procédure qui lui déplait, sans que son goût pour les biens en soit aucunement changée.
Par ailleurs, on peut remarquer que dans notre exemple, si les agents veulent respecter le principe du partage égalitaire de l'un des deux biens et si ils ne sont pas omniscients, le marché ne leur est d'aucun secours. Ils doivent obligatoirement pour atteindre ce qu'ils considèrent comme le bien public, en passer par la procédure politique.

Pourquoi les économistes 'privilégient' le marché

La question que nous posons maintenant est : Puisqu'il existe plusieurs méthodes pour parvenir à un optimum social (du point de vue des préférences autocentrées) et puisque cette efficacité n'est vérifiée (du point de vue des préférences sociales) que si les agents ont choisi eux mêmes la procédure qui y mène, pourquoi est ce que dans 99,9% des 'récits' des économistes, l'allocation optimale des biens privés est l'équilibre concurrentiel ?
La réponse habituelle se base sur les limites des modèles de " non tâtonnement ". En effet, ces modèles aboutissent à des résultats en général optima, mais 'dépendants du sentier' et, même si la procédure est marchande, celle ci doit spécifier des règles de rationnement qui peuvent paraître arbitraires.
De plus, dans les modèles marchands de non tâtonnement, les transactions en 'déséquilibre' apparaissent irrationnelles car, les " agents non contraints doivent refuser tout échange à faux prix parce que ce faux prix leur est défavorable " (Rebeyrol 1999 p 97). Intuitivement, on comprend qu'un agent qui s'aperçoit que la demande pour son produit excède son offre, aura tout intérêt à 'faire monter les enchères'.
On voit donc que, finalement, ce qui ne va pas dans le 'non tâtonnement', aux yeux des économistes, c'est qu'il n'est pas 'spontané' : pour le réaliser il faudrait que les agents se mettent d'accord sur des règles, il faudrait qu'ils s'entendent par avance pour accepter les prix proposés...
On pourrait peut être imaginer un accord préalable sous " voile d'ignorance "; mais un tel accord serait proche d'un accord politique conscient, tout comme le troc jevonien est proche du " pique-nique " gossenien, et il nous semble que c'est de cela que les économistes ne veulent pas.
Nous pensons donc que si les économistes privilégient et préconisent le processus et l'équilibre 'concurrentiels', c'est parce que le tâtonnement que réalisent les échanges marchands est apolitique. Il apparaît aux agents comme un processus spontané, même quand il est régulé en coulisse par le 'planificateur social'. Pour les économistes, cette spontanéité le rend moral. Car, sur le marché, chaque agent peut rester dans une vertueuse indifférence à l'existence s'autrui.
Pour l'individu-Robinson qui 'participe' (si on peut dire) au processus marchand, le marché apparaît comme une machine magique qui arriverait sur son île. Si Robinson, en autarcie, produit des tomates, et si 'sur le marché' 1 tomate vaut 3 fraises et vaut aussi 1/2 ananas, alors quand Robinson met 3 tomates dans la machine et appuie sur la touche 'fraises', il en sort 3 fraises. S'il appuie sur la touche 'ananas', il en sort 1/2 ananas. Robinson peut donc poursuivre sa propre fin sans s'immiscer dans les affaires de quiconque. En procédant ainsi chacun isolément, l'ensemble des agents réaliseront des améliorations paretiennes sans s'être consultés, sans même s'en apercevoir, dans l'immaculée conception d'un optimum social .
On dira que dans le 'troc jevonien' de Walras, les individus délibèrent à propos du marché comme procédure. Oui mais ce n'est qu'une fiction : Walras utilise le contracualisme hypothétique mais rejette fermement le contractualisme historique.
On dira encore que dans le processus de 'recontracting' à la Edgeworth, les individus s'entendent pour passer des accords. Oui mais chacun ne voit dans les autres qu'un instrument, une machine. Chez les économistes, seul le planificateur social - par une exemption spéciale - est autorisé à considérer autrui comme une fin.

 

Conclusion
Le marché garantit, en apparence, la liberté de choix : en effet, aux prix courants, chaque individu peut choisir ses offres et ses demandes. Mais cette liberté est fictive puisque les transactions n'ont lieu qu'à l'équilibre. Chaque agent est donc 'libre' de demander et d'offrir les quantités qu'un observateur omniscient pourrait calculer à l'avance.
De notre point de vue, la vraie liberté consiste pour les individus :
- si ils sont omniscients, à choisir une allocation optimale parmi toutes.
- si ils ne sont pas omniscients (ce que l'on a supposé) à choisir une procédure permettant de parvenir à un optimum.
Les économistes ont trouvé un très bon moyen d'allouer leurs propres ressources rares grâce au marché. Nous pensons simplement qu'ils n'ont pas à empêcher les partisans du 'pique-nique', ou de toute autre procédure d'allouer leurs propres ressources rares selon les règles qu'ils se sont eux mêmes choisies.

Section 2
si les individus ont des préférences sociales....
Les entreprises sont elles nécessaires?

Pourquoi y a t'il des entreprises ? Pourquoi les consommateurs ne produisent ils pas eux mêmes individuellement ou collectivement les biens qu'ils consomment ? Dans cette section, on soutiendra l'idée que c'est parce que l'Etat économiste favorise - et parfois rend obligatoire - le recours aux entreprises.
On montrera que les consommateurs laissés à eux mêmes peuvent ou devraient pouvoir choisir librement entre la production domestique et l'achat à des entreprises, selon que leurs préférences sociales les inclinent plutôt vers l'une ou vers l'autre solution, mais avant de fournir cette démonstration, rappelons " pourquoi il existe des entreprises ? " selon les économistes.

Pourquoi existe - t-il des entreprises selon les économistes ?
Rappelons d'abord la distinction théorique entre une entreprise et une firme.
Une entreprise est un agent qui achète des inputs (travail, capital...) sur le marché, qui les combine selon une technique de production, et qui vend, sur le marché, les produits résultant de cette combinaison.
Une firme est un agent qui s'engage dans des contrats de long terme avec des travailleurs et des fournisseurs. La firme, comme l'entreprise, vend les produits résultant de la combinaison des capitaux et des travaux ainsi acquis, sur le marché.
La différence entre l'entreprise et la firme, c'est donc que l'entreprise ne fait qu'acheter et vendre alors que la firme noue des relations suivies.
Les raisons de l'existence des entreprises :
Dans la tradition néoclassique, il existe deux raisons à l'existence des entreprises :
- L'impossibilité pour un consommateur, de 'combiner' des services producteurs. C'est l'argument de Walras dont on va démontrer la fausseté.
- La nécessité supposée du mobile du profit pour se lancer dans la production. L'entrepreneur peut percevoir un profit si les transactions ont lieu en déséquilibre ou si l'entrée dans la branche est limitée.
Les raisons de l'existence des firmes :
La question : " pourquoi existe t'il des firmes " a été 'énoncée' par Ronald Coase, dans son célèbre article " La nature de la firme " (1937) On peut, très sommairement discerner deux raisons principales, dans la lignée de cet article.
- Les 'coûts de transaction' qui expliquent les contrats à long terme par le coût des achats répétés sur le marché.
- Le 'contrat d'assurance implicite' entre les firmes et leurs employés, qui expliquerait la rigidité des salaires à moyen terme et, partant, l'existence de contrats de travail de longue durée. On peut tout de suite noter que cet argument est indépendant de l'existence des firmes et des entreprises, puisqu'il explique tout aussi bien pourquoi les jardiniers employés par de riches particulier dans le cadre d'une production domestique, touchent le même gage en toute saison alors que le travail à effectuer varie d'une saison à l'autre.
Le problème avec les explications économistes de l'existence des entreprises.
Les différentes explications de l'existence des entreprises ou des firmes par les économistes ont un point en commun, elles sont naturalistes. Elles placent l'économiste dans la position d'un explorateur abordant un continent inconnu : " l'économie capitaliste ". L'explorateur cherche à expliquer comment 'spontanément', les indigènes ont adopté certaines coutumes de production. Les économistes se demandent ainsi pourquoi les entreprises sont apparues de la même manière que les naturalistes se demandent pourquoi les mammifères ont supplanté les dinosaures.
Or, au jour d'aujourd'hui, pourquoi la production est elle assurée par des entreprises en concurrence ? Dans certains secteurs, c'est parce que les autorités de régulation récompensent au frais du contribuable les firmes qui dénoncent les cartels, et dans les autres, c'est parce que les administrations ont été privatisées. Dans un cas comme dans l'autre, si ces politiques sont menées, c'est parce que les économistes ont convaincu les Etats de l'efficacité de la production par des entreprises en concurrence.
Les économistes qui s'interrogent sur 'l'émergence' des entreprises, sont donc dans la même situation intellectuelle qu'un botaniste qui, le lundi, se faisant agronome, expliquerait à l'agriculteur qu'il doit planter son maïs en rangs pour augmenter la production, et qui, le mardi, se faisant naturaliste, essaierait d'expliquer par quel heureux processus, le maïs en vient à pousser 'spontanément' en rangées droites.
De notre point de vue, à l'heure ou des autorités économiques toujours plus 'indépendantes' (des électeurs) régulent la concurrence dans des domaines toujours plus nombreux, s'interroger sur l'émergence des entreprises revient avant tout à ne pas s'interroger sur leur utilité, en laissant entendre que la production des biens par les entreprises est aussi inéluctable que le remplacement des dinosaures par les mammifères.
C'est pourquoi nous posons directement la question provocatrice : les entreprises sont elles utiles ?

Cette section se compose de trois sous-sections.
- Dans la première, on va montrer que les entrepreneurs ne sont pas nécessaires. Si les marchés sont parfaits, il est indifférent à des consommateurs 'autocentrés' de produire/faire produire eux mêmes les biens qu'ils consomment (production domestique) ou d'acheter le produit fini à un entrepreneur (production entrepreneuriale).
- Dans la seconde, on reconnaîtra que s'il existe des secrets de fabrication, ceux qui les détiennent ont intérêt à se faire entrepreneurs, mais on rappellera que si ces secrets sont maintenus c'est parce qu'il y a des brevets et que s'il y a des brevets, c'est parce que les économistes les jugent utiles pour inciter à l'innovation.
- Et dans la troisième, on va avancer que l'Etat économiste décourage la production domestique individuelle et interdit la production domestique collective, obligeant ainsi les consommateurs à s'adresser à des entrepreneurs au mépris de leur souveraineté.

Sous section 1: Les entrepreneurs ne sont pas nécessaires.
L'échange direct de services producteurs entre eux est formellement équivalent au double échange de services et de produits.

Pour Walras, et implicitement pour l'ensemble de ses successeurs, il semble entendu que les consommateurs ont besoin des entrepreneurs pour leur procurer les produits qu'ils souhaitent consommer : si les biens ne tombent pas du ciel, un individu qui veut consommer doit louer ses bras à un entrepreneur afin de se procurer un revenu qu'il dépensera auprès d'autres entrepreneurs.
Voici comment Walras présente les choses, au début de sa " théorie de la production " :
" [ ... ] en faisant la théorie mathématique de l'échange [...] j'ai laissé de côté cette circonstance que les marchandises sont des produits résultant de l'association d'éléments producteurs tels que les terres, les hommes et les capitaux "(p265)
Puis, ayant défini précisément les différentes catégories de terres, d'hommes et de capitaux, il précise :
" appelons propriétaire foncier le détenteur des terres quel qu'il soit, travailleur le détenteur des facultés personnelles et capitaliste le détenteur des capitaux proprement dit. Et maintenant, appelons entrepreneur un quatrième personnage entièrement distinct des précédents et dont le rôle propre est de prendre à bail la terre du propriétaire foncier, les facultés personnelles du travailleur et le capital du capitaliste, et d'associer, dans l'agriculture, l'industrie ou le commerce, les trois services producteurs. Il est bien certain que, dans la réalité des choses, un même individu peut cumuler deux ou trois rôles définis ci dessus, ou même les cumuler tous les quatre ; mais il l'est aussi qu'il remplit alors deux, trois ou quatre rôles distincts. Au point de vue scientifique, nous devons donc distinguer ces rôles [... ]. Cela posé, comme conséquence de cette première conception du rôle de l'entrepreneur, il nous faut concevoir deux marchés distincts .
L'un est le marché des services producteurs. Là se rencontrent les propriétaires fonciers, travailleurs et capitalistes comme vendeurs, et les entrepreneurs comme acheteurs des services producteurs, c'est à dire de rente, de travail et de profit "(pp280-281)
L'autre est le marché des produits. Là, se rencontrent les entrepreneurs comme vendeurs et les propriétaires fonciers, travailleurs et capitalistes comme acheteurs de produits "(p282)
Revenons sur le rôle de l'entrepreneur : Ainsi que le fait remarquer Walras, l'entrepreneur est un rôle, autrement dit, pour reprendre une nouvelle fois le langage de Wladimir Propp, une fonction, celle 'd'associer et de prendre à bail', les services producteurs.
Or ceci n'est rien d'autre que le rôle consistant à mettre en oeuvre une fonction de production, c'est à dire, dans notre langage, un mécanisme. Or, on a vu que les mécanismes économiques étaient indépendants des comportements économiques. Il doit donc être possible que ces fonctions de production soient mises en oeuvre par les ménages eux mêmes.
D'ailleurs, Walras lui même remarque que, à l'équilibre :
" on peut même à cet état [d'équilibre], faire abstraction de l'intervention des entrepreneurs, et considérer non seulement les services producteurs comme s'échangeant contre des produits et des produits s'échangeant contre des services producteurs, mais considérer même les les services producteurs s'échangeant en fin de compte les uns contre les autres "(p285)
Dans les lignes qui suivent, dans un exemple naïf étayé par un modèle très simple d'une économie néoclassique 'standard', nous allons prendre Walras au mot et montrer que les consommateurs peuvent eux mêmes " associer et prendre à bail " les services producteurs dont ils ont besoin et que, par conséquent, les entrepreneurs comme personnages et le marché des produits ne sont pas nécessaires.

Le modèle

I : Robinson

Imaginons un Robinson vivant au bord d'un lac poissonneux. Il vit du produit de sa pêche.
Il dispose pour pêcher, de son travail ;
et il dispose également de capital (du matériel de pêche, disons une canne à pêche).
Robinson peut produire, en utilisant son travail et son capital, des ablettes (a) et des brochets (b)
L'utilité de Robinson :
On suppose que Robinson aime à la fois les ablettes et les brochets, et qu'il ne peut survivre sans manger des deux poissons.
U = qa qb
Les fonctions de production d'ablettes (a) et de brochets (b) :
Pour obtenir des ablettes, comme pour obtenir des brochets, Robinson doit à la fois travailler et utiliser du matériel.


II : L'échange de services producteurs contre des services producteurs
Imaginons d'abord un cas particulier.
Robinson vit toujours au bord d'un lac, il aime toujours les ablettes et les brochets, il sait toujours pêcher, mais il n'a pas de capital : pas de cannes, pas de lignes, pas de hameçons...
Cependant, Vendredi, qui vit un peu plus loin au bord du lac, dispose, lui, de tout ce matériel. Mais il ne sait qu'en faire, car il n'a aucun talent de pêcheur.
Robinson et Vendredi ont donc intérêt l'un et l'autre, à organiser un échange marchand, Robinson louant ses bras à Vendredi et lui louant, en échange, son matériel.
Par convention, le poisson appartient à celui qui a loué le service de l'autre. Quand Robinson pêche avec le matériel qu'il a loué à Vendredi, le poisson est à lui. Mais quand il pêche en tant que salarié de vendredi avec le matériel qu'il plait à ce dernier de lui fournir, le poisson est à Vendredi.
On suppose que, désireux de parvenir à un échange juste et efficace, Robinson et Vendredi font appel à un 'commissaire-priseur'. Par hypothèse, le capital est le numéraire, le 'mécanisme de l'enchère et du rabais' doit donc déterminer le salaire d'équilibre.
Pour chaque salaire possible, Robinson doit déterminer ses techniques, son offre de travail et sa demande de capital. Par exemple, si le salaire est de 1, Robinson doit déterminer les quantités de facteurs qu'il affectera à la pêche aux ablettes et à la pêche aux brochets, sachant que, si il loue le matériel de Vendredi pendant 1 heure, il devra en retour, travailler 1 heure pour Vendredi.
Le salaire d'équilibre est le salaire pour lequel l'offre de travail de Robinson est égale à la demande de travail de Vendredi et pour lequel la demande de capital de Robinson est égale à l'offre de capital de Vendredi.

Imaginons maintenant un cas un peu plus général.
Il y a n agents au bord du lac.
Leurs goûts sont identiques.
leurs dotations en capital et en travail sont quelconques.
la technologie est la même pour tous.
sur le marché du capital contre du travail, chaque agent offre du travail et demande du capital, ou offre du capital et demande du travail, en fonction de ses dotations et du salaire.
Le prix du capital est numéraire. On recherche le salaire d'équilibre w*, pour lequel les sommes des demandes nettes sont nulles.





III : L'équilibre "entrepreneurial".

Revenons maintenant au cas particulier de Robinson travailleur et de Vendredi capitaliste.
Au lieu de s'échanger respectivement du travail et du capital, Robinson et Vendredi font appel à un entrepreneur (ou à des entrepreneurs). L'entrepreneur loue désormais les bras de Robinson et le matériel de Vendredi, et leur vend les ablettes et les brochets pêchés avec le travail de l'un et le capital de l'autre.
A l'équilibre, l'entrepreneur (les entrepreneurs) est 'transparent', puisque son profit est nul. Le résultat est donc le même que si Robinson et Vendredi avaient échangé directement leurs services producteurs.
Voyons maintenant le cas un peu plus général, afin de vérifier que l'équilibre auquel les individus parviennent en échangeant leurs services sur le marché des services, est le même que si ils louent leurs services sur le marché des services, et achètent les produits fabriqués avec ces services, sur le marché des produits. Les goûts et la technologie sont toujours les mêmes.


Donc des consommateurs s'échangeant entre eux les services producteurs peuvent parvenir au même résultat que si les biens étaient produits par des entreprises et vendus sur la marché des biens.
En toute rigueur, sous les hypothèses 'standard' ils n'ont pas besoin des entrepreneurs.

Nous avons supposé des rendements d'échelle constants. Les rendements d'échelle constants sont à la fois les plus intuitifs (quand les quantités de facteurs de production utilisées doublent, la quantité de biens produits double), et les plus simples à concevoir et à représenter. Rappelons que les économistes ont envisagé d'autres cas de figure.
- Les " rendements d'échelle décroissants ", c'est à dire, les rendements d'échelle qui semblent décroissants parce que certains facteurs restent cachés. Ces rendements décroissants nous semblent intuitivement assez étranges. Leur étude repose sur l'idée que la différence entre la théorie (les rendements constants) et 'la réalité' prouve l'existence certaine d'objets invisibles (les facteurs cachés). De plus, idéologiquement, l'idée de facteurs cachés est en contradiction avec l'idée que le système de prix est efficace.
- Les rendements d'échelle croissants, qui permettent de multiplier la production par plus de 2 quand on double les quantités de facteurs de production. Les rendements croissants ont une longue histoire, qui commence avec l'observation de la manufacture d'épingles par Adam Smith et l'idée que la division du travail permet d'augmenter la production. Toutefois, nous ne connaissons pas de modèle d'équilibre général avec des rendements constants (internes à la firme s'entend). Nous n'avons donc pas les moyen dans le cadre de cette esquisse d'entrer dans ce domaine qui, pour ce que nous en savons, semble rester un champ à défricher depuis que Marx a formulé sa " théorie de la concentration ".

 

Sous section 2: Production, techniques et brevets

Cependant, il peut y avoir une bonne raison pour laquelle les consommateurs s'adressent à des entreprises pour se procurer les biens, c'est que, s'il n'y a pas de "livre des techniques", ils ne connaissent pas les techniques de production. Dans cette sous-section, nous nous interrogeons: cette raison est elle si bonne que cela?

Chez les économistes, on remarque que coexistent deux approches différentes, pour ne pas dire incompatibles, des techniques, une approche d'inspiration Hayekienne, et une approche d'inspiration, disons Pigouvienne.

L'approche Hayekienne: la technique, savoir exclusif du producteur

Voici ce qu'écrit en 1985 Kenneth Arrow à propos des techniques dans le modèle d'équilibre général:
"[dans le modèle Arrow-Debreu] on suppose en outre que chacun dispose sur lui même - ou au moins sur une sphère particulière de l'activité de production ou de consommation - de plus d'information que les autres" (p 63) .
Cette remarque fait écho au fait que, dans le modèle, chaque producteur a ses techniques particulières, tout comme chaque consommateur a ses préférences particulières. Par exemple, je suis capable de produire 1 kg de confiture avec 1 kg de fruit et 2 kg de sucre, et mon voisin est capable de produire 1 kg de confiture (le même aux yeux des consommateurs) avec 2 kg de fruits et 1 kg de sucre. Donc les techniques sont aussi personnelles que les préférences.
Cette hypothèse du modèle reprend l'argument de Hayek sur la division de l'information et lui donne des bases scientifiques. Arrow dit d'ailleurs quelques lignes au dessus, que "l'un des aspects les plus attrayants du modèle néoclassique est l'apparente modestie de l'information qu'il requiert".
Pour reprendre l'exemple de la confiture, si les rendements d'échelle sont constants (comme on le suppose dans cette section) et si, le prix du miel est inférieur au prix du sucre, alors clairement, j'ai intérêt à délaisser ma production personnelle et à acheter de la confiture à mon voisin.

L'approche 'Pigouvienne': les techniques, des biens collectifs

Dans un autre article de 1996 Arrow envisage les techniques d'un e toute autre manière:
"Si l'information [technique] n'est pas appropriée [c'est à dire n'est pas la propriété d'un agent], l'incitation pour la créer fera défaut. Les brevets et les copyrights sont des innovations sociales conçues pour créer une rareté là ou il n'en existe pas [...] Cette rareté est destinée à fournir les incitations nécessaires à l'acquisition de l'information [c'est à dire, ici, à l'innovation]. [...] Toutefois, ces droits de propriété ont une portée très limitée. De nombreuses activités conduisent à une diffusion rapide de l'information: (1) le simple piratage; (2) la mobilité du travail, en particulier celle des techniciens; (3) la simple mise sur le marché d'un nouveau produit qui révèle au monde sa possibilité technique; (4) les documents écrits ou oraux disséminés pour acquérir des royalties, une réputation scientifique, ou simplement par fierté [...]"
Ici, l'information technique qui était le secret inviolable de chaque producteur dans l'article précédent se transforme en bien libre ( "les brevets sont conçus pour créer une rareté là ou il n'en existe pas"). L'argument de Hayek disparaît complètement: ce qui est difficile, ce n'est pas de diffuser les techniques, c'est d'empêcher qu'elles soient diffusées.
Et pourquoi faut il empêcher qu'elles soient diffusées. Pour une raison purement incitative: si elles sont diffusées, ceux qui découvrent de nouvelles techniques ne seront pas récompensés et n'investiront donc pas pour les chercher. Le brevet est le moyen légal d'empêcher cette diffusion.
Voici ce qu'écrit Z.A. Zilberstein à l'entrée "patents" du dictionnaire "the new palgrave":
"Une fois que l'information [technique] est produite, elle est un bien collectif [....]. Pour obtenir la meilleure allocation des ressources pour la société, cette information devrait être disponible sans qu'il y ait à payer ('without charge'). Cependant, si l'information sur les inventions était rendue disponible gratuitement aussitôt qu'elles sont découvertes, il n'y aurait pas d'incitation pour un individu ou une firme à supporter les risques et le coût impliqué par la recherche et l'investissement dans une nouvelle technique ou un nouveau produit. [...] une récompense pour l'invention est nécessaire. Les brevets sont un moyen d'assurer qu'une telle récompense est rendue possible".

Discussion: coût de diffusion et coût de découverte.
Cet article, comme la citation précédente de Arrow, indique que les techniques, une fois découvertes, peuvent être diffusées à coût nul. Le seul coût supporté par la société est le coût de l'investissement nécessaire à leur découverte.
Le coût de diffusion.
Pour Hayek, le coût de la diffusion des techniques (qui permettrait par exemple leur utilisation par un planificateur central) semble virtuellement infini. Dans la seconde citation de Arrow et dans l'article que l'on vient de citer, ce coût est, au contraire nul. "A l'heure d'internet", cette seconde supposition nous semble assez raisonnable.
Le coût d'apprentissage
L 'apprentissage nous semble différent de la diffusion. L'apprentissage prend du temps et 'il en résulte au moins un coût d'opportunité. Mais ce coût peut être plus que compensé par l'utilité de l'apprentissage lui même. L'observation des particuliers qui assistent aux cours d'été donnés par les universités ou qui adhèrent à des associations d'astronomes amateurs, suggère que, pour certains individus au moins, la consommation d'information représente une utilité positive
Le coût d'incitation à la découverte
Les découvertes sont des biens produits avec du capital mobilier (des laboratoires) et du capital humain (des savants). A première vue, il suffirait donc à "la société" qui veut bénéficier de nouvelles techniques ou de nouveaux produits, de construire ou de faire construire des laboratoires et de salarier des savants. Néanmoins, il existe, par la nature même des découvertes, une asymétrie d'information entre "la société" (le principal) et les savants (les agents) dont l'effort n'est pas observable. Par exemple, si "la société" salarie un botaniste, elle ne peut pas vérifier s'il est réellement en train de travailler (de chercher une nouvelle variété de pomme) ou d'être oisif (par exemple de compter les feuilles des pommiers). Mais si le botaniste possède un droit de propriété sur la nouvelle pomme, il sera incité à travailler effectivement à la mettre au point. Les brevets sont donc en dernier ressort des incitants à l'effort des possesseurs de capital humain.
Or il existe un lien très étroit entre les brevets (et plus largement la propriété intellectuelle) et les entreprises. Reprenons notre histoire du botaniste auquel, dans leur propre intérêt, les consommateurs ont réservé le droit de propriété sur la variété de pomme qu'il a inventée. Dans le cadre d'une production domestique, ce droit serait inexploitable. Si le botaniste révélait que pour produire la nouvelle variété, il faut croiser une pomme du nord et une pomme du midi, les consommateurs iraient dans leurs vergers pour effectuer le croisement et faire pousser le nouveau pommier. Ils ne pourraient pas s'engager de manière crédible à reverser des royalties au botaniste à chaque fois qu'ils en mangent une pomme. Ou bien, il faudrait instaurer des coûts de contrôle qui annuleraient le bénéfice de la découverte.
Mais si le botaniste se fait entrepreneur, ou s'il vend le brevet à un entrepreneur, celui ci pourra garder le secret de fabrication, et récompenser le botaniste grâce aux profits que son monopole lui permet de réaliser.
On peut donc dire, d'un strict point de vue économiste, que s'il y a des entreprises, c'est parce qu'il y a des brevets qui empêchent les consommateurs de connaître les techniques. Et s'il y a des brevets, c'est parce qu'il faut inciter les possesseurs de capital humain à l'effort. C'est la même raison pour laquelle " dans l'ancienne union soviétique, les scientifiques recevaient des incitations à travers un système de récompenses " (Dixon et Greenhalgh 2002).

Maintenant, si on sort du point de vue économiste, on dira que s'il y a des entreprises, c'est parce qu'il y a des brevets, et que s'il y a des brevets, c'est parce qu'il y a des économistes qui cherchent à inciter les savants à l'effort On conclura (provisoirement dans le cadre de cette esquisse) que si les consommateurs souhaitent connaître les techniques pour pouvoir organiser une production domestique, il faut qu'ils trouvent d'autres moyens d'inciter les savants à l'effort, non nécessairement monétaires, comme des prix Nobel de pommologie ou les applaudissements des croqueurs de pommes.

 

Sous section 3 : quand l'Etat interdit aux consommateurs de produire.

On a vu que les consommateurs, aussi bien que les entreprises, pouvaient produire, individuellement ou collectivement, les biens qu'ils consomment. On a vu que l'envie d'apprendre et d'informer, aussi bien que la recherche de bénéfices liés aux incitations pouvait permettre de diffuser des nouvelles techniques. On a émis l'idée que les incitations à la découverte des techniques pourraient, éventuellement, être non monétaires.
Dans ces conditions, pourquoi les entreprises ont elles une telle prééminence dans la production de biens et de services? Nous répondons: tout simplement parce que l'Etat économiste décourage, et parfois interdit, l'initiative productrice des consommateurs.
On prendra à titre d'exemple, un bien dont l'Etat a interdit la production par des consommateurs associés: les services de santé.
L'interdiction de la production domestique de services médicaux dans l'Union Européenne.
Depuis le 19eme siècle, dans les pays qui forment aujourd'hui l'UE, des consommateurs se sont associés, de leur plein gré ou d'une manière plus ou moins contrtainte, pour acheter les services producteurs des soins médicaux qu'ils consomment.
Prenons l'exemple de la France.
Les "mutuelles d'assurance de santé", sont les associations volontaires ;
L' "assurance maladie" est l'association obligatoire.
Dans un cas comme dans l'autre, le terme d' "assurance" est trompeur. En effet, ces 'administrations' (au sens de la comptabilité nationale), se sont rendues propriétaires de capitaux (établissements de soins, matériel médical...) et ont salarié directement du personnel soignant. Economiquement, il s'agit de producteurs dont les consommateurs sont aussi les propriétaires. De ce fait, les consommateurs/propriétaires votent pour élire les dirigeants des mutuelles, de même qu'ils votaient pour choisir les dirigeants de l'assurance-maladie. Du moins il en était ainsi à l'origine, car l'Etat a supprimé les élections à l'assurance maladie en 1967.
Donc les consommateurs, de gré ou de force, étaient co-propriétaires de leurs propres hôpitaux, dispensaires... et produisaient eux mêmes collectivement les soins médicaux. Il existait également une production entrepreneuriale des soins médicaux dans les 'cliniques', c'est à dire des hôpitaux dont les malades n'étaient pas copropriétaires.
Mais en 1992, les chefs d'Etat de l'Union Européenne réunis en conseil, ont signé la directive 92/49 CE , dite "directive assurance". Dans son article 6 alinéa b, cette directive déclare que les assurances de santé "limitent leur objet social à l'activité d'assurance et aux opérations qui en découlent directement, à l'exclusion de toute autre activité commerciale". Dans la pratique, la législation de l'UE réputant "commerce", toute activité de production non destinée à l'autoconsommation individuelle, les producteurs de soins sont dans l'obligation légale de se séparer de leurs capitaux et de leurs travailleurs, et de devenir des 'assureurs purs'. Désormais, les consommateurs de soins sont les clients de ces assureurs, et ces assureurs ont l'obligation d'acheter les soins à des établissements hospitaliers (publics ou privés) en concurrence.
Du point de vue économique, les consommateurs de soins n'ont donc plus le droit de s'associer pour produire eux mêmes des soins médicaux. Ils doivent obligatoirement s'adresser à une entreprise, qui est, soit un assureur, soit un hôpital.
Il est donc clair que la directive 92/49 CE porte atteinte à la liberté du consommateur de choisir entre la production domestique et la production entrepreneuriale pour sa consommation de soins. Dans l' Union Européenne, la production domestique de soins médicaux est tout simplement interdite. D'ailleurs, la législation de la concurrence de l'UE répute tout producteur 'entreprise', comme si il fallait faire disparaître le mot ('producteur') pour faire disparaître la chose (les entrepreneurs qui en sont pas des entreprises). Une pratique qui rappelle étrangement celles de la défunte URSS.

On peut se demander pourquoi les économistes - et l'Etat économiste - privilégient à ce point la production entrepreneuriale par rapport à la production domestique, individuelle ou collective. Nous pensons que c'est, de nouveau, pour des raisons morales.
Le consommateur qui apprend des nouvelles techniques pour produire ses propres biens, les consommateurs qui s'associent pour produire leurs propres biens et services, manifestent, à leur échelle, l'orgueil, l'"hybris" que Hayek dénonçait chez les planificateurs socialistes. Ils veulent se rendre maîtres de leur consommation dans leur propre domaine, comme ces seigneurs du moyen âge qui consommaient ce que leurs gens avaient produit sur leurs terres. En revanche, le consommateur qui achète ses biens à des entrepreneurs, a l'humilité de s'en remettre aux forces mystérieuses de la concurrence des entreprises, comme le moine qui prononce ses voeux a l'humilité de s'en remettre à Dieu. La production entrepreneuriale est donc une production puritaine; elle est, pour les consommateurs, une école de la vertu.

 

 

Section 3
si les individus ont des préférences sociales....
Que deviennent les "biens collectifs"?

On a vu dans les sections précédentes, que les économistes privilégiaient le marché et la production entrepreneuriale. Cependant, jusqu'ici, personne ne peut contraindre des individus que leurs préférences sociales détourneraient du marché et des entreprises, à les utiliser. Jusqu'ici, chaque individu est encore libre de vivre en Robinson, et de refuser d'entrer dans la cité idéale des économistes.
Tout change avec l'étude des "biens collectifs". En effet, les biens collectifs sont des biens tels que 'le rôle de l'Etat' est de contraindre les individus à les produire ou à les financer. L'économie des biens collectifs n'a donc qu'un objectif: obliger les individus à participer.

 

L'économie des biens collectifs

La notion de bien collectif:
Il existe une certaine confusion à propos de la notion de bien " collectif " ou " public " , et une clarification nous semble tout d'abord nécessaire.
- dans la tradition démocratique/populiste (suivant le point de vue de chacun), un 'bien' ou un 'service public' est tout bien ou service qu'il a plu, un jour, à une majorité, de faire payer par les contribuables et de faire produire par des fonctionnaires. Ainsi il y a à Paris, un cinéma public (la cinémathèque de Chaillot), un aquarium public (l'aquarium de la porte dorée), une imprimerie publique (l'imprimerie nationale)... Dans cette tradition, l'étendue et la variété des 'services publics' n'ont pas d'autres limites que la fantaisie de la majorité.
- Dans la science économique, un bien " collectif " ou " public " est un bien non rival et non excludable. Plus exactement, étant donné que tous les biens non excludables sont non rivaux, un bien collectif ou public est un bien que nul ne peut empêcher autrui de consommer. Pour reprendre un exemple classique, un feu d'artifice est un "bien collectif" ou " public ", car, s'il a lieu, je ne peux pas empêcher mon voisin de le regarder, et vice et versa.
Cependant, cette condition ne justifie pas, en elle même, "l'intervention de l'Etat". Cette intervention n'est souhaitable que parce que les agents sont opportunistes.
Prenons l'exemple de la radio: si ceux qui ne veulent pas payer pour écouter la radio promettaient de ne pas l'écouter, les chaînes de radio pourraient être 'à péage', comme les chaînes de télévision reçues au moyen d'un décodeur. Si la radio est un 'bien collectif' au sens économique, c'est parce que les producteurs ne peuvent pas brouiller le signal (non excludable) et parce que les auditeurs potentiels ne peuvent sérieusement, ni promettre de ne pas l'écouter, ni promettre de payer s'il l'écoutent.
Autrement dit, "l'intervention de l'Etat" est "nécessaire", parce que les agents ne peuvent:
- ni s'engager de manière crédible à ne pas consommer le bien collectif;
- ni s'engager de manière crédible à contribuer à sa production ou son paiement.
L'intervention de l'Etat est uniquement coercitive et n'a aucun rapport avec la question de savoir qui doit produire le bien collectif. Un bien collectif, comme n'importe quel bien, peut être produit, soit par une entreprise (production entrepreneuriale), soit par les consommateurs, ici associés (production domestique).
La notion d'impôt:
On ne parle ici que de l'impôt destiné à financer les biens collectifs (l'impôt redistributif est une autre question).
Comme la notion de bien public, la notion d'impôt est duelle et, partant, source de confusions.
- Dans la tradition démocratique/populiste, la majorité décide qui paye pour la fourniture des biens 'publics' et dans quelle proportion. Par exemple, la majorité décide de financer les services publics par un impôt sur le revenu. L'impôt est ici la contribution que la majorité oblige la minorité et éventuellement s'oblige elle même, à payer.
- Dans la science économique, la règle 'optimale' de répartition du fardeau fiscal est découverte par l'économiste. L'impôt ici est la contribution que l'Etat, éclairé par l'économiste, impose à chaque consommateur.
On voit donc que cela n'a pas de sens d'être "pour l'impôt" ou "contre l'impôt" en soi. On peut être contre l'impôt sur le revenu et pour la taxe d'habitation, ou l'inverse. Pour le 'bien public', comme pour l'impôt, la tradition démocratique/populiste et la science économique utilisent parfois les mêmes mots pour désigner des idées entièrement distinctes.
De toute manière, les notions économistes de bien collectif et de d'impôt optimal s'imposent à la raison dés lors que l'on en accepte les prémisses contractualistes. Elles sont donc, par construction, soustraites à l'opinion et au jugement des individus réels.

La production de bien collectifs sans intervention de l'Etat: La solution de Lindahl (exemple en annexe)
Il existe un moyen bien connu d'assurer la production et le paiement des biens collectifs, c'est la procédure imaginée en 1911 par Erick Lindahl. Elle est très proche du tâtonnement walrasien.
Le principe de cette solution est simple. Supposons que le coût unitaire d'un certain bien collectif (par exemple un feu d'artifice) soit donné et constant (peu importe que le bien soit produit par une entreprise ou par les individus eux mêmes). A ce coût, certains agents demanderont beaucoup du bien collectif, d'autre peu. Or le bien collectif, de par sa nature, sera consommée en égale quantité par tous les consommateurs. Lindahl propose donc des 'prix différenciés'. On propose aux individus qui demandent 'beaucoup' du bien collectif, de payer d'avantage, ce qui réduit leur demande. On propose aux individus qui demandent 'peu' du bien collectif, de payer moins, ce qui augmente leur demande. A l'équilibre (optimal), tous les agents demandent la même quantité du bien collectif, la contribution de chacun est égale à sa disposition marginale à payer, et la somme des contributions est égal au coût total pour la quantité demandée. Si les agents ne peuvent pas communiquer entre eux, on peut imaginer un meneur de jeu, semblable au 'commissaire priseur' walrasien (sauf qu'il n'est pas une parabole) dont le rôle est d'augmenter le prix payé par ceux qui demandent beaucoup et de diminuer le prix de ceux qui demandent peu, jusqu'à l'équilibre .

Dans ces conditions, qu'est ce qui justifie "l'intervention de l'Etat"? Tout simplement l'opportunisme des agents.
- D'abord, les agents économiques n'ont pas intérêt à révéler leur appétit pour le bien collectif ("misrevelation"). Chacun a intérêt à annoncer une demande inférieure à sa demande réelle, de manière à pouvoir profiter du bien collectif en y contribuant le moins possible. Cette in-sincérité aboutit à une production nulle ou faible, 'sous optimale' du bien collectif.
- Ensuite, en supposant que les agents soient sincère, ou que chacun connaisse parfaitement les véritables préférences des autres, chacun a intérêt à ne pas apporter la contribution qu'il avait annoncée ("free riding" au sens strict). De nouveau, ceci conduit à une production nulle ou faible du bien collectif. C'est cette situation qui est illustrée par le célèbre "dilemme du prisonnier".

Le rôle de l'Etat.
Le rôle de l'Etat est - et est seulement - de combattre cet opportunisme des agents dans ses deux manifestations:
- Il doit amener les agents à révéler leurs (véritables) préférences.
- Il doit punir les agents qui ne respecteraient pas leur engagement de contribuer à la production ou au paiement du bien collectif.
La révélation des préférences:
La recherche de "mécanismes révélateurs" en économie publique, sur le modèle des fameuses enchères au second offreur de Vickrey, a surtout amené des résultats négatifs. L'idée de base reste l'internalisation des externalités. Si l'Etat pouvait faire 'payer' à chaque agent, le coût social de sa sous-déclaration, alors chacun aurait intérêt à déclarer sa demande réelle .
La punition de la défection.
On se permet de reprendre un texte de manuel qui présente le raisonnement économiste.
"Le jeu du dilemme du prisonnier [...] met bien en valeur le fait que, en supposant qu'il n'y a pas de problème d'information, la difficulté d'atteindre un optimum peut être comprise comme résultant uniquement de la liberté même des individus. Les individus sont conscients du fait que, s'ils étaient forcés de choisir la solution coopérative qu'ils n'ont pas intérêt à choisir librement, leur bien être augmenterait. Il y a donc une demande implicite de contrainte pour la bonne cause, celle de l'optimum, de leur part. C'est ce qui justifie le recours à l'Etat puisque il a, par définition, le monopole de l'usage de cette contrainte que les individus appellent de leurs vœux. L'Etat, agissant en fonction de l'objectif d'efficacité, va obliger les individus à faire ce qu'ils voulaient sans y parvenir du fait du manque de système d'incitation adéquat. L'adjonction du côut de la sanction associée au choix de la défection est alors suffisante pour transformer le dilemme du prisonnier en un autre jeu pour lequel la stratégie de coopération devient dominante [pour chaque joueur]" .
On peut ajouter deux remarques. D'abord, le rôle exact de la sanction étatique est de rendre crédible les engagements des joueurs. Ensuite (il est toujours facile de critiquer un texte pédagogique), chaque agent ne demande pas implicitement la contrainte "pour la bonne cause", mais pour augmenter sa satisfaction personnelle. Dans le raisonnement 'standard' les agents ne sont pas paretiens.

Biens collectifss et préférences sociales

Qu'avons nous à redire à ce raisonnement?
- que le postulat selon lequel les individus sont opportunistes et l'Etat bienveillant n'a pas de fondement logique. D'ailleurs les économistes le savent, et on a vu au chapitre 5, comment ils tentaient de résoudre ce problème par l'économie constitutionnelle .
- que l'issue coopérative obtenue grâce à l'intervention de l'Etat et la solution de Lindahl conduisent à des allocations identiques, mais que ces allocations identiques n'en constituent pas moins deux états sociaux différents. En effet, ils impliquent des relations sociales différentes.
- que si les individus ont des préférences sociales, ils peuvent classer ces deux états sociaux l'un par rapport à l'autre, de même qu'ils peuvent classer chacun d'eux par rapport à l'issue non coopérative.

L'échange de la liberté contre la consommation.
On appelle en philosophie 'liberté', la variété des choix laissés à l'arbitre. Un individu est d'autant plus libre qu'il peut choisir entre des options variées.
Il nous semble raisonnable d'appeler liberté politique, la variété des choix autorisés par l'Etat. Avant l'intervention de l'Etat, les individus sont politiquement libres de coopérer à la production du bien collectif ou de faire défection. Le fait qu'ils fassent tous défection n'enlève rien à cette liberté, de même que le fait que je n'aime pas les pommes n'entame pas ma liberté d'en consommer. Après l'intervention de l'Etat, cette liberté est supprimée . En échange, grâce à la réalisation de l'"issue coopérative", les individus consomment d'avantage du bien collectif.
Si les individus sont rationnels et s'ils ont des préférences sociales, ils peuvent donc arbitrer entre la consommation de bien collectif et la liberté politique et, éventuellement, préférer la consommation, mais nous pensons que ce n'est pas au penseur social d'effectuer ce choix à leur place. Déjà en 1680, Jean de la Fontaine remarquait dans sa célèbre fable " le loup et le chien " qu'il peut exister, pour certains agents un 'trade-off' entre la consommation de biens et la consommation de liberté.
D'une manière plus large, dans la production d'un bien collectif, un état social qui paraît optimal pour l'économiste peut ne pas l'être pour les individus concernés. C'est cette idée que nous tentons d'illustrer dans l'exemple suivant.
Un exemple: le superviseur d'Alchian et Demsetz
On va essayer de montrer que, si les individus ont des préférences sociales, une réforme inspirée par une conception économiste du bien public, peut en fait dégrader la situation de la majorité, ou même de tous les individus.
Prenons un exemple inspiré de l'article bien connu de Alchian et Demsetz " Production, information costs and economic organization " (1972). Les auteurs montrent que, dans le cas d'une production en équipe, si l'effort de chacun des membres n'est pas observable par les autres, les comportements de 'free riding' aboutiront à un output faible. Cette externalité réciproque donne à l'output un caractère de bien collectif.
Dans ces conditions, l'institution d'un superviseur rémunéré par la perception d'une partie de la quasi-rente organisationnelle que sa surveillance permet de créer, fournit aux uns et aux autres, les incitations nécessaires pour rendre l'output maximum.


A) Si tous travaillaient 1 heure,
la production serait de Q = 16,
et l'utilité de chacun serait de Q/n - ei = 4-1 = 3
B) Si un individu i laissait les autres travailler 1 heure et se contentait lui-même de travailler ½ heure sans effort.
la production serait de Q = 12,25
l'utilité du 'tire au flanc' i, serait de Q/n = 3,06
Dans ces conditions, chacun a intérêt à se comporter en " passager clandestin " et travaillera ½ heure sans effort. C'est l'équilibre non coopératif; qui sera atteint 'spontanément' par les individus.
la production sera de Q = 4,
l'utilité de chacun sera de Q/n = 1
Maintenant, imaginons qu'un économiste soucieux d'efficacité et répondant à la "demande implicite de contrainte" des individus, nomme superviseur un des quatre individus. Ce superviseur observe et menace de manière crédible d'expulser les éventuels 'tire au flanc' dont l'utilité deviendrait nulle (on suppose que la probabilité pour un 'tire au flanc' d'être observé par le superviseur est égale à 1). L'effort de supervision est égal à 1 (pour le superviseur)
D) Dans ces conditions chacun des trois travailleurs restants a intérêt à fournir un effort et à travailler 1 heure, aucun n'est puni et la production est de Q = 9
La production est divisée en parts égales, et chacun reçoit donc 9/4 = 2,25
L'utilité atteinte par chacun est donc 2,25 - 1 = 1,25
Comparons maintenant les états sociaux C et D, (A n'étant pas accessible).
Pour l'économiste paretien et qui ne prend en compte que les préférences " autocentrées " ou " autarciques " que nous avons représentées ici, il est évident que la situation D (l'optimum 'de second rang') est supérieure à C puisqu'elle permet aux individus de parvenir à une utilité supérieure. Notons que D sera également supérieure à C pour l'observateur utilitariste et pour l'observateur rawlsien. La contrainte instituée par l'économiste/l'Etat semble donc une excellente chose et chacun devrait s'en réjouir.
Cependant, les relations sociales impliquées par la situation C et par la situation D sont tout à fait différentes. En C, les travailleurs sont dans une équipe autonome et partagent également le produit de ce travail. En D, ils sont sans arrêt surveillés et menacés d'expulsion et doivent verser à celui qui leur fait peur une part du produit de leur travail.
Si les individus ne sont pas des personnages de récit économique, s'ils ont une opinion sur les relations sociales, dans ce cas précis, sur la supervision, il se peut qu'ils préfèrent la situation C à la situation D, un "point de vue indigène " opposée à au jugement savant de l'économiste.
Formellement, dans notre exemple naïf, il suffit de rajouter une désutilité associée à l'état social D (au fait d'être surveillé ou d'être contraint, ou que les autres soient surveillés , ou que les autres soient contraints, ou que celui qui n'a que surveillé reçoive une part du produit...) et que cette désutilité soit supérieure à 0,25 pour que la situation D soit mise en minorité. Trois individus sur les 4 préfèreront encore la situation C 'non coopérative'. Et si le superviseur n'aime pas plus être superviseur que les supervisés n'aiment être supervisés, l'état social D ne sera plus optimal.
Donc des individus libres feront explicitement (et pas seulement implicitement) appel à l'Etat, seulement si le coût subjectif de la perte de liberté qu'ils subissent est inféreur au bénéfice subjectif qu'ils retirent du supplément de consommation que la coercition permet.

Conclusion du chapitre 7

On a vu dans ce chapitre :
que l'échange marchand pouvait allouer les ressources de manière optimale mais que d'autres procédures le pouvaient aussi.
que les entreprises privées en concurrence pouvaient produire les biens, mais que les consommateurs le pouvaient aussi.
Que la crainte de l'Etat pouvait contraindre les agents à contribuer aux biens collectifs, mais que les agents pouvaient préférer plus de liberté à plus de consommation.

Donc, si nous reprenons la question de départ: (les institutions économistes sont elles utiles?) nous pouvons provisoirement et superficiellement répondre après cette esquisse rapide: cela dépend pour qui.

L'échange marchand.
On suppose que les agents ne sont pas 'omniscients' (ils ne forment pas d'anticipations rationnelles) et qu'ils se lancent dans l'échange sans savoir quelle sera l'allocation d'équilibre.
l'échange marchand devrait plaire:
- A ceux qui ne veulent pas s'intéresser aux conséquences (pour eux mêmes ou pour autrui) de leurs actions (par exemple aux participants du 'jeu de la catallaxie' de Hayek).
- A ceux qui ne veulent pas d'une abdication réciproque des droits de propriété et qui pensent que l'échange marchand réalise la justice distributive (comme les participants du 'troc jevonien' de Walras).
- Aux 'risk takers' qui prennent le risque d'une allocation finale qui apporterait 'beaucoup' aux autres et 'peu' à eux.
- Et enfin à tous ceux qui aiment cette procédure d'allocation pour elle même : pour son caractère 'spontané', pour son 'commissaire-priseur', pour son aspect 'concurrentiel'.
A l'inverse, l'échange marchand devrait déplaire:
- A ceux qui veulent connaître les conséquence (pour eux mêmes et pour autrui) de leurs actes avant de prendre une décision (on suppose qu'ils ne s'imaginent pas parvenus à l'équilibre à chaque itération du tâtonnement).
- A ceux qui acceptent une abdication réciproque des droits de propriété, nécessaire à une procédure d'allocation de type 'pique nique'.
- A ceux qui ont une opinion sur la justice distributive et qui ne peuvent pas utiliser le marché pour se rendre à l'allocation souhaitée parce qu'ils ne sont pas omniscients.
- Aux 'risk adverters' qui pensent qu'un règlement négocié est préférable à une procédure dont le résultat est incertain.
- Et enfin à ceux qui n'aiment pas l'ordre spontané, le commissaire-priseur, ou l'enchère et le rabais.

La production entrepreneuriale
Il nous semble utile de distinguer le cas hypothétique ou il existes un 'livre des techniques' (toutes le techniques sont connues de tous) et le cas ou les techniques sont au départ ignorées des consommateurs.
Si les techniques sont connues de tous, on a vu que les entreprises ne servaient à rien (sauf à compliquer le tâtonnement). Cependant des entreprises peuvent 'émerger' s'il existe des admirateurs de la compétition et de l'esprit d'entreprise qui préfèrent acheter à des entrepreneurs plutôt que de produire eux mêmes.

Dans le cas, plus vraisemblable où les techniques ne sont pas connues de tous au départ,
La production entrepreneuriale devrait plaire:
- à ceux pour lesquels l'apprentissage d'une technique représente une désutilité.
- à ceux qui aiment apprendre mais qui aiment encore plus les entreprises.
- à ceux qui pensent que les savants ne sont sensibles qu'aux incitations matérielles.
A l'inverse, la production entrepreneuriale devrait déplaire:
- à ceux qui aiment apprendre des nouvelles techniques.
- à ceux qui n'aiment pas apprendre mais qui aiment encore moins les entreprises.
- à ceux qui pensent que les savants sont sensibles aux incitations symboliques.
Ainsi, dans une société libre, l'admirateur des entreprises portera son linge au teinturier alors que l'adepte de la production domestique le repassera lui même (ou le fera repasser par son valet). Les partisans de la concurrence achèteront l'électricité au prix du marché et les fervents de l'auto production entretiendront leur barrage. Les premiers financeront indirectement la recherche privée, les seconds financeront directement la recherche publique (la vraie, celle dont les résultats sont communiqués aux consommateurs/contribuables).

La contrainte de l'Etat pour la production des biens collectifs
On rappelle que les individus échangent avec l'Etat, de la consommation du bien collectif contre un coût d'entretien de l'Etat et une restriction de la liberté. Dans ces conditions:
La contrainte de l'Etat devrait paraître préférable à l'état de nature:
- à ceux qui pensent que les autres sont opportunistes.
- à ceux qui pensent que les autres ont 'peur du gendarme'.
- à ceux qui aiment obéir à l'Etat.
A l'inverse, la contrainte de l'Etat devrait paraître pire que l'état de nature:
- à ceux qui pensent que les autres ne sont pas opportunistes.
- à ceux qui pensent que les autres n'ont pas peur du gendarme.
- à ceux qui n'aiment pas obéir à l'Etat.

Les combinaisons et les sociétés possibles

Si on retient pour chaque institution un choix binaire, on peut résumer les choix possibles:

allocation marchande / allocation consciente

production entrepreneuriale / production domestique

contributions contraintes / contributions volontaires uniquement

Si on combine ces alternatives, on arrive à plusieurs types sociaux 'purs'. Il y a 8 combinaisons réduites à 6 car on ne voit pas comment la production entrepreneuriale peut exister sans marché. On obtient donc:
1) allocation marchande + production entrepreneuriale + contributions contraintes.
On peut appeler cette combinaison: "régime économiste".
2) allocation marchande + production entrepreneuriale + contributions volontaires seulement.
On pourrait appeler cette combinaison "anarcho-capitalisme".
3) allocation marchande + production domestique + contributions contraintes.
Nous ne voyons pas comment nommer cette combinaison.
4) allocation marchande + production domestique + contributions volontaires seulement.
Nous ne voyons pas comment nommer cette combinaison.
5) allocation consciente + production domestique + contributions contraintes.
On pourrait peut être appeler cette combinaison: "horde primitive"
6) allocation consciente + production domestique + contributions volontaires seulement.
On pourrait peut être appeler cette combinaison "anarcho-socialisme".

Toutes ces combinaisons sont techniquement possibles. Chacune d'elle est socialement souhaitable pour les individus qui la préfèrent. On fera simplement remarquer que la doctrine "anarcho-capitaliste" est une contradiction dans les termes. Cette doctrine réclame en effet la liberté pour les individus de passer librement des accords (une demande qui nous semble difficilement contestable) et décrit en même temps un capitalisme universel (échange marchand + production entrepreneuriale pour tous). Ce capitalisme pour tous (comme le socialisme pour tous) ne pourra se produire que dans une société unanimiste dans laquelle tous les individus sont rassemblés, de gré ou de force, autour des valeurs de libre entreprise et de compétition.
Dans une société libre, chacun devrait avoir le droit de pratiquer sa 'religion' économique, et d'allouer, de produire et de contribuer de la manière qui lui semble préférable. Ni l'Etat économiste, ni aucun Etat n'a à indiquer aux individus les modes d'allocation de production et de participation qu'ils doivent choisir.

 

Annexe: L'équilibre de Lindahl : un exemple.
On imagine deux Robinson " troqueurs " sur une île déserte, chacun doté en noix qu'ils peuvent manger (bien privé) ou sacrifier pour alimenter un feu (bien collectif). Comme dans la " théorie de la propriété ", les fonctions d'utilité sont séparables et additives.

On appelle les 1 et 2, deux individus, A est le bien privé et B est le bien collectif.
les fonctions d'utilité sont les suivantes:
U1 = v ln a1 + w ln b1
U2 = y ln a2 + z ln b2
a1est la consommation de bien privé par 1, etc.
est la part du bien collectif qui est payée par 1
Les agents reçoivent la même dotation initiale (les noix) x , chaque unité de la dotation pouvant être utilisée, soit comme bien privé, soit comme bien collectif.
Les contraintes budgétaires s'expriment donc :
a1 + b1 = x
a2 + b2(1- ) = x


L'équilibre :
La maximisations des utilités de 1 et de 2 sous cette contrainte, donnent les demandes de 1 et de 2, pour le bien privé et pour le bien collectif, en fonction de leur participation au bien collectif :

A l'équilibre, 1 et 2 doivent demander la même quantité de bien collectif.
b1* = b2*
on en tire la valeur d'équilibre pour :


Pour illustrer ce résultat, on peut imaginer que chacun des Robinson reçoit 100 noix (x =100), que 1 'aime deux fois plus' se chauffer que se nourrir (v = 1 ; w = 2), et que 2 aime 'autant' se chauffer et se nourrir (y = z = 1).
A l'équilibre, 1 mangera 40 noix, et 2 mangera 80 noix, alors que 80 noix seront utilisées pour alimenter le feu qui les chauffera tous les deux. De ces 80 noix, 1 en fournit 60, et 2 en fournit 20 ( = 3/4)
Le tâtonnement
On imagine que les deux individus ayant au début, les noix devant eux, l'un d'eux, (ou un " commissaire-priseur ") propose un 'prix', c'est à dire les proportions dans lesquelles l'un et l'autre vont alimenter le feu. Reprenons notre illustration précédente.

 
 

 
 

1. Rappelons que l'économie expérimentale réalise des expériences de laboratoire dans lesquels des sujets sont mis dans des situations 'économiques'. Leur but est de savoir si les résultats des modèles économiques sont confirmés ou infirmés par l'expérience, dans une démarche inspirée par les idées du philosophe Karl Popper.

2. G. Charness et M. Rabin " Understanding social preferences with simple tests " Quarterly Journal of Economics " aug. 2000 pp 817-853

3. l'économiste dira: " mais si le sort a désigné i, j regrette après coup d'avoir accepté le pile ou face ".
Oui si la procédure était le résultat d'une négociation, non si la procédure était le résultat d'un accord.
Pour prendre une comparaison électorale, ceux dont la majorité à rejeté le candidat ne regrettent pas après coup d'avoir accepté de déposer les armes. Si ils regrettent, ils n'ont pas de préférence sociale pour l'élection et n'ont accepté la procédure électorale que par opportunisme. C'est possible mais n'est pas ce dont nous voulons parler.

4. Article 71 de la loi du 9 mars 2004

5. Andrew Schotter : Microeconomics : an modern approach. Harpers Collins 1994, trad.fr. Vuibert 1996

6. Cette idée est tellement contraire à l'argument de Hayek sur l'information, qu'elle nous confirme dans l'idée que l'admiration des économistes contemporains pour Hayek prend sa source dans un autre aspect de sa pensée.

7. Hahn F. et Negishi T. : " A theorem on non tâtonnement stability " , Econometrica, vol 30, No.3 1962

8. Par exemple, Hurwicz L. (1960) " Optimality and information efficiency in resources allocation processes " in : Proceedings of the symposium on mathematics in the social science. Standford Univ. Press

9. On remarque par ailleurs que si les individus sont omniscients le marché ne leur sert à rien puisqu'ils connaissent le point d'équilibre pour chacune des allocations initiale. Même en supposant que les dotations initiales soient données, ils ne peuvent aller sur l'équilibre 'du marché' qui correspond à ces dotation, que d'un commun accord.

10. Dans deux articles très originaux de 1968 et 1971, John Leydard apporte la démonstration de l'optimalité d'une méthode très proche de celle que nous esquissons. Il propose une procédure en trois temps, répétée jusqu'à ce qu'un optimun soit atteint. Il situe ses agents dans l' " espace " des marchandises.
- dans un premier temps, chaque agent indique dans quelles " directions " il est prêt à faire un " petit mouvement ", c'est à dire toutes les " directions " vers lesquelles sa satisfaction n'est pas diminuée.
- dans un deuxième temps, chaque agent choisit sa " direction " préférée à l'intérieur de ces frontières.
- dans un troisième temps, une direction intermédiaire " est choisie " (de manière non spécifiée).
L'auteur montre que quelque soit la direction choisie satisfaisant à la procédure, l'itération de celle ci mènera à un point du noyau. Bien que Leydard qualifie les préférences des agents de " unselfish ", l'altruisme ne joue aucun rôle dans la procédure, qui est d'abord décrite pour des agents 'égoïstes' (l'auteur montre ensuite que la procédure converge même si les ensembles de préférences de chacun dépendent des consommations de tous). En revanche, bien que l'auteur ne le mentionne pas, ses agents sont, dans tous les cas, non opportunistes. A chaque période, ils révèlent leurs préférences locales.
Le but avoué de l'auteur est " non académique ". Il veut critiquer la double idée de Hayek selon laquelle le marché est la procédure la moins coûteuse en information et selon laquelle c'est quand chacun regarde son intérêt que l'optimum est atteint.
Leydard J. 1968 : " Ressource allocation in unselfish environnement " The american economic review vol 58 n°2 May 1968
Leydard J. 1971 : "A convergent Pareto satisfactory non - tatonnement adjustment process in a class of unselfish environnements" Econometrica vol 39, N°3 May 1971

11. Dans cette esquisse politique, on postule également que les agents ne sont pas opportunistes.

12. A ce propos, nous pensons qu'il existe un lien profond entre l'économisme et le multiculturalisme, qui sont deux formes d'un même puritanisme. Pour l'économiste/le multiculturaliste, la relation la plus saine qui peut s'établir entre plusieurs individus/'communautés' est l'indifférence et le 'respect' mutuel. La tâche de l'homme d'Etat éclairé est de garantir cette indifférence et de préserver 'l'identité' de chacun. La discussion politique/le métissage ne sont même pas envisageables tant ils impliquent une promiscuité qu'il serait impur même d'imaginer.

13. Le professeur Antoine Rebeyrol a eu une part importante dans son élaboration ; et de plus, c'est lui qui a posé le premier la question de la possibilité d'un échange direct de services producteurs dans sa thèse de 1994. Les chercheurs qui ne se sentiraient pas ridiculisés de mentionner des équations aussi simples peuvent donc y faire référence sous le nom modeste de " the Fréjaville-Rebeyrol model ".

14. "The potential and limits of market in resource allocation"(1985) trad. in "Théorie de l'information et des organisations" Dunod 2000. (p63)

15. "L'économie de l'information, un exposé" in "Théorie de l'information et des organisations" Dunod 2000. (p88)

16. Ce n'est pas "la société" qui écrit des livres sur la durée optimale des Brevets. L'ouvrage "classique" est : Nordhaus W. "Invention, growth and welfare" 1969 "Son analyse [...] aboutit à mettre en balance l'intensité de l'incitation à innover avec l'importance de la perte sèche [sociale] associée au pouvoir de monopole dont bénéficie temporairement le bénéficiaire du brevet. D'une part, une protection comparativement longue induirait des efforts de recherche et développement plus intenses car les profits anticipés seraient plus élevés. Mais d'autre part, elle engendrerait des coûts en termes de bien être du fait d'un accroissement des inefficiences liées au monopole d'exploitation du brevet. En théorie, la durée de validité optimale est atteinte lorsque les deux phénomènes s'équilibrent à la marge" (Deffains B. "progrès scientifique et analyse économique des droits de propriété intellectuelle" revue d'économie industrielle 1997)

17. la bibliométrie (recension des citations) releve in fine des incitations monétaires puisqu'elle détermine la répartition des crédits.

18. Cette confusion nous semble entretenue par certains économistes, héritiers intellectuels de Walras, pour lesquels la réalité est forcément l'idéal en voie de formation.

19. La solution de Lindahl est rigoureuse, mais elle nous semble assez étrange car les individus ne sont pas opportunistes mais ils n'ont pas non plus de préférences sociales puisqu'ils n'ont pas d'opinion sur la répartition de la charge fiscale. Il se peut cependant qu'ils considèrent que cette procédure est juste, tout comme les "troqueurs" du troc jevonien de Walras considèrent que le tâtonnement est juste.

20. La recherche de "mécanismes révélateurs" s'est faite dans deux directions.
- l'équilibre en stratégies dominantes: on cherche un schéma incitatif tel que le "truth telling" soit pour chaque consommateur, la stratégie dominante. Cette approche a abouti au "théorème de Gibbard-Satterthwaite" démontré par JJ Laffont (1987), selon lequel un tel équilibre ne peut logiquement exister.
- l'équilibre de Nash: on cherche un schéma incitatif tel que le "truth telling" soit un équilibre de Nash. Le modèle le plus abouti est le mécanisme de révélation de Groves et Ledyard (1977) dans lequel le 'centre' obtient la révélation des préférences en indiquant, pour des demandes par les autres consommateurs donnée, s'il veut augmenter ou diminuer la quantité de bien public produite. La limite bien connue de ce modèle est qu'il se situe en information complète: les agents sont omniscients et 'le centre' est le seul à ne pas connaître leurs préférences.

21. A. Wolfelsperger: Economie publique. Coll.Themis PUF

22. Elle n'a pas non plus de base expérimentale. Les nombreuses expériences de production de bien public en laboratoire ont donné des résultats très divers et ils dépendent avant tout des conditions pratique de l'expérience. Pour une revue partielle de ces expériences, on peut voir: Roberto M.Burlando"Biens collectifs en économie expérimentale", in Christine Roland Levy et Philippe Adair (sous la direction de) "Psychologie économique; théorie et applications" Economica.

23. Les individus sont toujours 'libres' de faire défection et d'aller en prison, mais cette liberté n'est pas politique, au sens ou le but de l'intervention de l'Etat est justement d'empêcher la première option.

24. Pour reprendre de nouveau l'expression de B.Malinowski

25. Cette combinaison se rapproche aussi de la robinsonnade collectiviste et balnéaire imaginée par Arto Paasilinna dans son roman "prisonniers du Paradis" (Paratiisaaren vangit 1974)

 
 
     
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