La cité morale des économistes
Essai sur la portée politique de la science économique

Mon e-livre par Antoine Fréjaville

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CHAPITRE 4
LES COMPORTEMENTS ECONOMIQUES


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Introduction

Si on considère la science économique comme un projet politique, l'étude des comportements est l'élément le plus important de cette science car c'est là qu'est expliqué comment et pourquoi les individus agissent en faveur du bien public alors qu'ils n'en ont nullement l'intention.
On rappelle que l'on nomme 'comportements économiques' l'épisode du récit qui va des motivations aux actions .

" par motivations, nous entendons les mobiles, aussi bien que les buts des personnages, qui les amènent à accomplir telle ou telle action " (W.Propp p91)
Dans les récits merveilleux, le lien entre les motivations et les actions est le plus souvent clair, dés le début, aux yeux du lecteur. Par exemple :
" Un méchant maître, un méchant roi, envoient Ivan chercher tel ou tel objet curieux dont ils n'ont aucun besoin, et qui leur sert de prétexte pour se débarrasser de lui "
En revanche, dans les récits économiques, ce lien est à découvrir. Cette découverte est non seulement intéressante en elle-même, mais elle est également importante, puisque ce sont les actions des personnages qui doivent permettre, à la fin du récit, que le bien public soit atteint.

S1 : Les comportements en économie

Le comportement d'un agent économique se présente comme une énigme logique. L'économiste se donne :
- l'environnement de l'agent (ou plus exactement ce que l'agent en connaît) : ses dotations initiales, sa productivité, les 'paiements' associés à chacune de ses actions.
- les préférences de l'agent.
Et il doit deviner ce que fera l'agent.

La narration des comportements

Pourquoi s'intéresser aux raisons pour lesquelles les individus agissent comme ils le font ? Par exemple, qu'est ce que le fait de savoir que l'agent demande et offre des biens jusqu'à ce que son TMS soit égal au rapport des prix ajoute à la théorie des prix ? Pourquoi construire une fonction de profit à maximiser alors que la théorie de Walras n'en a pas besoin ? Faut-il se préoccuper des raisons pour lesquelles le taux d'épargne d'un individu croit avec son revenu ?

Les économistes s'intéressent aux motifs des choix faits par les individus, pour deux raisons distinctes, dont chacune se suffit à elle-même.

Le test du résultat : On veut savoir si le résultat économique est conforme au bien public, que l'on ne peut connaître que si on connaît la subjectivité des agents. Il nous semble ainsi que c'est pour tester le résultat de l' " échange de deux marchandises entre elles ", que Walras introduit à la fin de cette théorie, l'utilité des consommateurs (v. chap. 1).

La narration : On veut savoir comment des agents 'autocentrés' en viennent à choisir telles actions. On peut poser la question dans les deux 'sens' :
- des actions sont posées : sont-elles le résultat d'actions d'individus 'autocentrés' ?
- quelles actions choisiront les individus 'autocentrés' dans telle situation ?
La narration est en fait le mode habituel de présentation des comportements économiques

Intéressons nous plus précisément à la narration des comportements.
L'étude narrative/incitative s'attache à relier logiquement les préférences aux actions choisies. Rappelons que l'on peut aborder cet " épisode " en posant deux questions :
- quelles actions choisiront les individus 'autocentrés' dans telle situation ?
- des actions sont posées : sont-elles le résultat d'actions d'individus 'autocentrés' ?
Ces deux formes possibles de l'interrogation sont la traduction du fait que, au sein du récit, la question des comportements peut être posée à l'endroit ou à l'envers.

Supposons maintenant alternativement, que la situation de l'agent soit représentée sous forme du tableau suivant :

l'utilité du consommateur en fonction de sa consommation de x et de y (paniers accessibles)

On voit tout de suite que le consommateur achètera 8 unités de x et 2 unités de y, le panier accessible qui lui procure le plus de satisfaction. Son action est devenue aussi prévisible que celle du méchant roi du conte de fée.
Si il faut parfois rechercher quel est le choix d'un agent, pris isolément, c'est parce que les 'paiements' sont présentées de manière trop synthétique pour que son choix soit évident au premier coup d'œil.
Tout change, quand il y a des interactions : la lecture d'une matrice des gains ne permet pas toujours à elle seule de déterminer immédiatement (ou parfois même, de déterminer tout court), l'issue du jeu.

La découverte des motivations de l'agent
- des actions sont posées : sont-elles le résultat d'actions d'individus 'autocentrés' ?
Dans certains récits, il s'agit, non pas de découvrir ce que seront les choix d'agents dont on connaît parfaitement les motivations, mais au contraire, de découvrir les motivations - et l'environnement - des agents dont on connaît les actions.

Un exemple de cette démarche se trouve dans la " théorie générale " de Keynes, à propos de la " préférence pour la liquidité "
" Il devrait être évident que le taux d'intérêt ne peut être une récompense pour l'épargne ou l'abstinence en tant que telle…. il est la récompense pour la renonciation à la liquidité durant une période déterminée "(TGp180)
Keynes pose donc que, si le taux d'intérêt était nul, les individus choisiraient de garder leur capital sous forme de monnaie, et qu'il faut les payer pour qu'ils remettent ce choix en cause.
Mais pourquoi choisissent-ils de garder de la monnaie. C'est cette décision, à priori mystérieuse, que Keynes explique ensuite.
" Qu'il nous soit permis, à ce stade du raisonnement…d'examiner pourquoi il existe une chose telle que la préférence pour la liquidité…. Pourquoi aime t'on mieux détenir la richesse sous une forme qui rapporte un intérêt faible ou nul, que sous une forme qui rapporte un certain intérêt ? "
Keynes, on le sait, répond par les trois " motifs "
" 1° le motif de transaction, i.e. le besoin de monnaie pour la réalisation des échanges personnels et professionnels
2° le motif de précaution, i.e. le désir de sécurité en ce qui concerne l'équivalent futur en argent d'une certaine proportion de ses ressources totales
3° le désir de profiter d'une connaissance meilleure que celle du marché, de ce que réserve l'avenir "(TGp184)
Laissons de côté le désir de transaction, qui met en jeu la nature de la monnaie.
Les deux autres " motifs " impliquent que l'avenir ne soit pas prévisible, mais ils supposent également certains mobiles de la part des agents.
Le " désir de précaution " est l'attitude hostile au risque des ménages. C'est cette aversion qui les pousse à détenir un actif dont le pouvoir d'achat en biens de consommation est supposé stable.
Le " désir de profiter d'une connaissance meilleure " est finalement la croyance, par l'agent, que ses anticipations sont 'de meilleure qualité' que celle des autres individus.
L'économiste explique donc le choix des agents (dans un environnement donné) par leurs motivations, qu'il fait découvrir au lecteur.

Les explications de choix déjà connus constituent en fait l'essentiel des " fondements micro de la macro ". Les choix déjà connus, sont ici les fonctions de consommation, de demande de monnaie et éventuellement d'offre de travail, telles qu'elles ont été repérées par les instituts de statistiques.
Prenons l'exemple de la fonction de consommation et de deux de ses explications bien connues : la " théorie du revenu permanent " de Milton Friedmann (1957), et la " théorie du cycle de vie " de Ando et Modigliani (1964).
Dans le cas de la " théorie du revenu permanent ", il s'agit d'expliquer pourquoi le taux d'épargne des ménages (ou d'un seul ménage) reste stable quand le revenu varie. Schématisons le problème : un individu qui fait tel choix d'épargne, ne modifie (presque) pas ce choix lorsque son revenu varie. Pourquoi ?
Friedmann apporte deux éléments d'information sur l'individu :
- il connaît avec certitude ses revenus futurs
- il peut transférer sans coût son pouvoir d'achat d'une période à l'autre.
L'apport de ces nouveaux éléments d'information, permet de comprendre, en substance, le choix qui est fait : comme la " richesse " de l'individu est peu modifiée par une variation passagère du revenu de l'individu, son épargne de la période sera également peu modifiée.
Dans le cas de la théorie du cycle de vie, il s'agit d'expliquer la 'loi psychologique fondamentale', vérifiée par les statistiques d'une manière synchronique, c'est à dire de donner la raison pour laquelle le taux d'épargne des individus est d'autant plus élevé que ceux ci ont un revenu élevé. Schématisons le problème en imaginant qu'il n'y a que deux individus, l'un pauvre, qui épargne peu, et l'autre riche, qui épargne beaucoup.
Les auteurs apportent des éléments d'information sur les individus :
- le pauvre est jeune, et le riche est un individu d'âge mûr.
- le jeune doit financer ses études, et l'adulte doit financer sa retraite.
On prévoit alors aisément que le jeune va emprunter et que l'adulte va épargner.

Les comportements au service du mécanisme
On a vu au chapitre précédent, que les économistes avaient découverts une petite poignée de mécanismes économiques permettant de réaliser le bien public. Une fois qu'une telle 'machine' est découverte, l'étape suivante consiste à examiner quelles incitations sont nécessaires pour que ce mécanisme soit mis en œuvre inconsciemment, par des individus qui ne songent pas à le faire (puisqu'ils ne se soucient pas du bien public).
Prenons le multiplicateur keynésien. L'effet multiplicateur est d'autant plus élevé que l'investissement initial des entreprises est élevé et que la propension à consommer des ménages est forte. L'étape logiquement suivante est de se demander :
- comment inciter les entreprises à investir (l' " incitation à investir " de Keynes) ? En diminuant le taux d'intérêt monétaire.
- comment inciter les ménages à consommer ? En maintenant les salaires nominaux à un niveau élevé et stable.
Grâce à ces incitations délivrées par le marché avec l'aide de l'Etat, les entreprises et les ménages se mettront au service de la 'machine' du multiplicateur keynésien sans l'avoir voulu. Il en est de même chez Walras, avec le mécanisme du tâtonnement walrasien. C'est ce que nous allons voir dans les deux sections suivantes.

S2 : Les comportements au service du mécanisme :

les consommateurs et les entrepreneurs de Walras.
On a vu au chapitre précédent que Walras avait conçu le tâtonnement comme un vaste mécanisme permettant d'arriver au bien public : l'équilibre général. On a vu que, dans l'élaboration de cette " science ", il se voulait politiquement neutre, le mécanisme pouvant être mis en œuvre aussi bien par un " Etat unique entrepreneur ", que par des entrepreneurs en concurrence.
Maintenant, cette vaste horlogerie, qui va la faire fonctionner ?
- Si Walras était politiquement socialiste, il répondrait : des fonctionnaires zélés, des travailleurs enthousiastes, et des membres du parti mobilisés.
- Mais Walras est politiquement libéral. Il 'répond' donc : des entrepreneurs 'en alerte', des négociants calculateurs, et des spéculateurs avides d'argent.
L'épisode 'comportements' du récit de Walras, qui se trouve principalement dans ses " études d'économie politique appliquée ", explique donc comment, tous ces individus à la recherche de leur propre intérêt, vont être amenés, sans s'en rendre compte, à actionner les rouages de la machine économique précédemment décrite.
Pour Walras, c'est " la libre concurrence " qui va amener les individus à mettre en œuvre le modèle.
" En économie pure, et en économie sociale, les économistes sont fréquemment divisés […] En économie politique appliquée au contraire, ils sont d'accord et on peut, à peu de choses près, considérer la science comme achevée. Tout économiste est partisan de la libre concurrence, et tout homme qui n'est pas partisan de la libre concurrence n'est pas économiste "(Cours, pp 464-65)
Ce qu'il faut maintenant examiner c'est de quelle manière la " libre concurrence " va pouvoir (si elle le peut) motiver les agents soucieux de leur intérêt à " appliquer " le modèle.

Le tâtonnement walrasien se compose :
- d'une série d'actions à effectuer.
- d'un ordre d'exécution de ces actions.
On ne s'intéressera ici qu'à la série d'actions à effectuer. La réalisation du tâtonnement requiert obligatoirement les actions suivantes :

1) interdire ou autoriser les transactions
2) modifier les prix en fonction des demandes nettes

3) modifier les quantités demandées des produits
4) modifier les quantités offertes de services producteurs

5) modifier les quantités offertes de produits
6) modifier les quantités demandées de services producteurs

Toutes ces actions doivent être effectuées par des individus qui ne recherchent que leur intérêt, et pas du tout de la bonne marche d'un ensemble dont ils ne se soucient pas. Cela est-il possible ? C'est ce que nous allons examiner en considérant les actions les uns après les autres.

Comment les consommateurs 'jouent le rôle' du commissaire-priseur

Le " commissaire-priseur " ou " crieur " a deux rôles dans le modèle mathématique de Walras :
1) interdire ou autoriser les transactions.(il les interdit quand les offres et les demandes ne sont pas égales, et il les autorise quand elles sont égales)
2) modifier les prix en fonction des demandes nettes.(quand les offres et les demandes ne sont pas égales, il modifie les prix, pour rapprocher les unes et les autres)

On peut imaginer comment les choses se passeraient dans une application socialiste du mécanisme : par exemple, chaque semaine, un 'camarade' se porterait volontaire pour être le 'commissaire-priseur' et, une fois parvenu à l'équilibre, il déclarerait ouverte la période des transactions.

Mais dans l'application libérale du modèle, qui est celle de Walras, il n'y a pas de " commissaire-priseur ". Ce qui modifie les prix c'est la " libre concurrence ". Ceci est particulièrement net dans une lettre à Pareto " Dans le système de la libre concurrence (c'est à dire augmentation ou diminution du prix selon que la demande est inférieure ou supérieure à l'offre)… "(1125.1895).
Ce sont donc les ménages soucieux de faire prévaloir leur intérêt sur ceux de leurs concurrents, qui vont 'reprendre le rôle' qui serait tenu par le 'commissaire-priseur' dans une économie socialiste. Mais cela est-il réellement possible ?

Pour le savoir, on peut reprendre le célèbre exemple de la " rente à 3% ".
Cet exemple est donné par Walras au début des " éléments d'économie politique pure ". Il est destiné à montrer que :
" la valeur d'échange laissée à elle même, se produit naturellement sur le marché sous l'empire de la concurrence. Comme acheteurs, les échangeurs demandent à l'enchère, comme vendeurs, ils offrent au rabais, et leur concours amène ainsi une certaine valeur d'échange des marchandises, tantôt ascendante, tantôt descendante, et tantôt stationnaire "(p70)
La " rente à 3% ", c'est l'obligation d'Etat rapportant 3% par an, et dont les titres s'échangent journellement à la bourse de Paris du temps de Walras.
Au départ, Walras suppose que :
" Le 3% est, comme on dit, à 60F "(EPp71)
Il fait alors trois hypothèses :
" première hypothèse " l'offre et la demande sont égales.
" seconde hypothèse " la demande est supérieure à l'offre.
" troisième hypothèse " l'offre est supérieure à la demande.
Prenons la seconde hypothèse (D O)
Au prix de 60F :
" Les agents ne trouvent plus leur contrepartie… théoriquement l'échange doit être suspendu… les agents qui ont ordre d'acheter à 60,05F ou plus, demandent à ce prix "
Prenons Walras au mot et 'brodons' sur son exemple.
Imaginons, précisément la situation suivante :
Il n'y a pas de courtiers et les échangistes se rendent eux-mêmes sur le marché
- des acheteurs ai, aj, ak, …
- des vendeurs vi, vj, vk,…
se font face en présence d'un meneur de jeu.
Chaque offreur offre, et chaque demandeur demande, une seule unité de bien.
les o représentent les offreurs (vendeurs)
les x représentent les demandeurs (acheteurs)


Afin de séparer les problèmes, on supposera
- d'abord que le meneur de jeu ne modifie pas les prix, ; mais qu'il interdit ou qu'il autorise les transactions
- ensuite, qu'il n'y a pas de meneur de jeu, et que les offreurs et les demandeurs se rendent, seuls, sur le marché.

Le meneur de jeu interdit ou autorise les transactions, et les agents modifient les prix.
Pour imaginer cela précisément, il est nécessaire de recourir à une procédure assez stricte :
- il est institué une priorité alphabétique : les premiers par ordre alphabétiques sont servis en priorité.
- les transactions ne sont interdites que pour une durée limitée.
La mise à prix est de 60F. A ce prix, il y a 4 offreurs, disons vi, vj, vk, vl,
et 7 demandeurs, disons ai, aj, ak, al, am, an, et ao
Le meneur de jeu agit en vrai commissaire-priseur de salle de vente, c'est à dire qu'il suspend les transactions en demandant si quelqu'un veut surenchérir. Comme il n'y a que 4 offreurs, les trois derniers demandeurs par ordre alphabétique, am, an et ao vont rapidement se rendre compte qu'ils seront éliminés de l'échange s'ils n'offrent pas un prix plus élevé. Avant que le commissaire-priseur n'abaisse son marteau, ils vont effectivement aller à l'enchère et proposer 60,05F (au grand dam de ai, aj, ak et al)
Mais à 60,05F, ils sont toujours 7, et il n'y a encore que 5 vendeurs. am aimerait bien que les enchères s'arrêtent ici, mais, avant que le commissaire-priseur n'abaisse son marteau, an surenchérit pour ne pas être éliminé du marché, et il propose 60,10F alors qu'un autre demandeur renonce et se retire du marché.
A 60,10F, il n'y a donc plus que 6 demandeurs, mais il y a désormais 6 offreurs. A la fin du délai, le commissaire-priseur abaisse son marteau, et les transactions peuvent avoir lieu.

Il n'y a pas de meneur de jeu
Il nous semble impossible de supprimer le meneur de jeu. Il est vrai que, dans la " concurrence à la Bertrand ", chaque entrepreneur se précipite pour baisser son prix jusqu'à ce qu'il soit égal au coût moyen, et que l'on pourrait imaginer, de même, que chaque demandeur se précipite pour surenchérir, jusqu'à ce que la demande soit égale à l'offre. Mais le résultat de Bertrand explique une situation statique, pas un processus dynamique comme l'enchère et le rabais. D'ailleurs, Bertrand lui-même a reproché à Walras de ne pas tenir compte du fait que l'acheteur le plus rapide à " aller à l'enchère " pourrait conclure une transaction avant les autres, et donc à un autre prix. Voici ce que répond Walras :
" Monsieur Bertrand m'objecte que le problème de l'échange n'est pas déterminé, par la raison qu'en cas d'excédent de la demande sur l'offre ou de l'offre sur la demande, selon qu'on satisferait en premier lieu tels ou tels des acheteurs ou des vendeurs, il faudra ensuite faire plus ou moins de hausse ou de baisse pour satisfaire les autres. Je réponds à cela, que, sur le marché théorique, en cas d'excédent de la demande sur l'offre ou de l'offre sur la demande, on ne satisfait personne, mais que l'échange demeure suspendu jusqu'à ce que la hausse ou la baisse ait amené l'égalité de l'offre et de la demande ; après quoi, on satisfait alors tout le monde "(ESp312)
Le commissaire - priseur a donc un rôle de police des marchés, puisqu'il a le pouvoir d'interdire les transactions en dehors de l'équilibre. Il conserve également le pouvoir de fixer les prix possibles (étalonnés de 0,50F en 0,50F). Mais ce sont les consommateurs qui modifient les prix.
On a donc bien une application libérale du mécanisme (au prix d'une complication de celui-ci) puisque c'est l'âpreté au gain des ménages en concurrence, qui assure le changement de prix, sous la surveillance du commissaire des marchés.

Comment les négociants et les syndicats participent au tâtonnement

Les ménages ont deux rôles dans la " résolution des équations de la production " :
3) modifier les quantités demandées des produits.
4) modifier les quantités offertes des services producteurs.

Mais, participer au tâtonnement tel qu'il est décrit par Walras, c'est participer à un mécanisme long et contraignant.
On peut imaginer comment les choses se passeraient dans une application socialiste du mécanisme : les camarades travailleurs et consommateurs, adeptes de la justice walrasienne, se rendraient chaque " semaine " par devoir, sur le marché organisé pour y participer à la procédure d'enchère et de rabais.

Mais dans l'application libérale du modèle qui est celle de Walras, les consommateurs et offreurs de services ne regardent que leur propre intérêt. Or le tâtonnement est long et fastidieux. Ceci est particulièrement vrai dans la 4eme édition des " éléments " ou Walras représente les quantités à produire par des " bons " et suspend l'échange jusqu'à ce que les quantités offertes et demandées soient les mêmes sur tous les marchés.
J. van Daal remarque que, dans ces conditions :
" Il est absolument impossible de trouver dans la réalité des gens qui attendent jusqu'à ce qu'un prix soit annoncé, et qui, ensuite réagissent par une promesse, écrite sur un bout de papier, de faire ceci ou cela quand tous les prix seront ceux d'une situation d'équilibre général, et de ne rien faire quand il n'y aura pas d'équilibre à ces prix ; et qui, dans le dernier cas, essayent, ensemble avec les autres agents et sur la base de tous les " bons " qui viennent d'être émis, de trouver d'autres pris et d'autres quantités, plus près d'un équilibre "(1999p77)
Mais même si on revient à un tâtonnement sans bons, comme le propose van Daal, il nous semble toujours peu probable que des gens soucieux de leur propre intérêt, attendent jusqu'à ce qu'un prix soit annoncé, annoncent eux même quelle quantité ils offrent ou demande, attendent qu'un autre prix soit annoncé…
Ceci est d'autant plus vrai que, dans l'application libérale du tâtonnement, ce sont les agents eux-mêmes qui modifient les prix, comme on vient de le voir. Il faudrait donc que chaque individu, se rende :
- comme consommateur sur chacun des marchés des biens.
- comme travailleur, sur chacun des marchés du travail.
Pour y participer à une procédure d'enchère et de rabais, en concurrence avec les autres ménages.
Et ceci, autant de fois qu'il le faudra pour parvenir à l'équilibre.
Comment des agents économiques accepteraient-ils de sacrifier leurs loisirs à cette procédure ?

Les négociants tâtonnent sur les marchés des biens
Walras écrit, dans son " économie appliquée " :
" On ne peut attendre ni exiger du consommateur, qu'il passe sa journée sur dix marchés, à demander les produits au prix courant d'équilibre "(EAp256)
Si on ne peut exiger cela, on peut encore moins exiger qu'il participe aux procédures d'enchère et de rabais. D'ailleurs, on se rappelle que, dans l' " échange de deux marchandises entre elles ", ce sont les " agents " des consommateurs, qui se rendent à leur place sur le marché organisé. Dans l'économie appliquée, ce rôle de représentation des consommateurs, sera dévolue aux commerçants. La citation complète de Walras est, en effet :
" A côté des entrepreneurs d'agriculture et d'industrie, il y a les entrepreneurs de commerce ; c'est le moment de les faire entrer en scène. On ne peut attendre ni exiger… . Et, plus loin : " Qu'il [le consommateur] achète leurs produits chez un commerçant au détail. Celui ci les achètera sur un marché régulier, du commerçant en gros qui les aura achetés de l'entrepreneur. "(p256)
Ce système de délégation que propose Walras, nous semble à rapprocher de la typologie des marchés qu'il dresse dans son économie pure.
" Les marchés les mieux organisés sous le rapport de la concurrence sont ceux où les ventes et les achats se font à la criée par l'intermédiaire d'agents tels qu'agents de change, courtiers de commerce, crieurs, qui les centralisent[...]ainsi fonctionnent les bourses de commerce, les marchés aux grains, aux poissons. etc.
Il y en a d'autres où la concurrence, quoi que moins bien réglée, fonctionne encore de manière assez convenable et satisfaisante : tels sont les marchés aux fruits et aux légumes, à la volaille..
Les rues d'une ville ou se trouvent les magasins et les boutiques de boulangers, de bouchers, de tailleurs, de bottiers, sont des marchés d'une organisation un peu plus défectueuse sous le rapport de la concurrence, mais ou cependant, elle se fait très suffisamment sentir. "( EP p70)
On voit qu'un tâtonnement n'est organisé que sur les " marchés aux grains, aux poissons "… où interviennent les " commerçants en gros " que Walras appelle aussi " les négociants ". Les ménages sont 'repoussés' dans les " rues d'une ville ". Ils n'ont pas à participer au tâtonnement qui devient l'affaire des professionnels, et peuvent faire leurs achats en toute tranquillité.

Lse syndicats tâtonnent sur le marché du travail
La symétrie voudrait que, si les ménages sont représentés (par des courtiers ou par des grossistes), sur le marché des produits, ils soient également représentés (par d'autres acteurs spécialisés) sur les marchés des services, et notamment des travaux.
Mais Walras nous semble hésiter à ce sujet.
Dans son Cours d'économie appliquée, il écrit :
" La solution scientifique, en définitive, c'est l'enchère et le rabais sur le marché du travail, enchère des entrepreneurs quand la demande de travail est supérieure à l'offre, rabais des travailleurs quand l'offre est supérieure à la demande "(Cp583)
Dans cette phrase, les travailleurs participent eux même au tâtonnement sur les marchés des travaux, en se faisant concurrence entre eux.
Mais ailleurs, Walras écrit :
" Les ouvriers n'ont point une notion exacte du mécanisme de la détermination des prix des produits et des services producteurs par le mécanisme de la libre concurrence "(Cp581)
Dans son article " l'économie appliquée et la défense des salaires ", il écrit :
" Pour amener ou maintenir l'équilibre de la production en ce qui concerne les salaires, il faut, en dernière analyse, détourner du travail des entreprises ou les salaires tendent à baisser, vers les entreprises ou les salaires tendent à hausser "(EAp255)
" Les travailleurs devront se résigner à se porter eux-mêmes ou à porter leurs enfants, des entreprises à salaires en baisse, vers les entreprises à salaires en hausse " (EAp257)
Et il ajoute immédiatement après :
" Des mercuriales, des statistiques éclaireront ce mouvement ; des associations syndicales qui ne seront plus opposées les unes aux autres ainsi que les anciennes corporations, mais qui se considèreront plutôt, à l'instar des 'trade-unions' comme les sections solidaires d'une grande société y aideront. "(EAp257)
En fait, si les travailleurs ont " le droit de réduire leur journée pour élever le montant de leurs salaires " ainsi qu'on l'a déjà vu, la médiation du " trade-union " s'impose comme offreur collectif sur le marché du travail, même dans une économie de libre entreprise.
Pour recourir à une métaphore politique, on pourrait dire qu'il y a la même différence entre " l'économie pure " de Walras et son " économie appliquée ", qu'entre une démocratie directe, et une démocratie représentative. Les négociants et les " trade-unions ", représentent les ménages, les premiers sont les représentants des consommateurs et les seconds sont les représentants des travailleurs. Eux seuls 'votent' les quantités face au commissaire-priseur.
De notre point de vue, c'est parce que l'intérêt personnel des consommateurs n'est pas suffisant pour faire varier les prix. que Walras est donc obligé d' " inventer " d'autres agents pour le faire à leur place et actionner ainsi le mécanisme. Si les ménages n'ont pas envie de passer leur journées à aller aux enchères, il faut motiver d'autres agents pour le faire.

Pourquoi les entrepreneurs ont intérêt à produire

Les entrepreneurs ont deux rôles dans le modèle mathématique de Walras.
5) modifier les quantités offertes de produits
6) modifier les quantités demandées de services producteurs

On a vu comment les choses se passeraient dans une application socialiste du mécanisme. Les directeurs d'usine soucieux par hypothèse de servir le bien public, proposeraient les quantités pour lesquels les prix sont égaux aux coûts.

Mais, dans l'application libérale du mécanisme, c'est la volonté de profit des entrepreneurs en concurrence, qui va les pousser à accomplir ces actions. La volonté de profit est le motif économique par excellence. Dans une économie de libre entreprise, il n'y a une production que parce que certains individus voient en elle un moyen de s'enrichir.
Dans l'économie néoclassique, et en particulier dans l'économie de Walras, les entrepreneurs sont différents des capitalistes. L'entrepreneur de Walras " prend à bail ", c'est à dire loue, les bras des travailleurs et les tracteurs, camions, machines… des capitalistes, et " combine " les " services " rendus par ces bras et ces capitaux, et il s'engage dans la production. Il le fait dans un unique but, celui de vendre les marchandises qu'il fait produire à un prix supérieur aux salaires et aux coûts de location des capitaux. " La seule motivation de l'entrepreneur … est d'obtenir des profits et d'éviter des pertes " (van Daal et Jolinck p47)
C'est cette volonté de profit de la part des entrepreneurs, qui permet à Walras d'écrire :
"La libre concurrence en matière de production, [c'est à dire] la liberté laissée aux entrepreneurs de développer leur production en cas de bénéfice, et de la restreindre en cas de perte, et d'autre part, la liberté laissée aux [ménages] de vendre au rabais et d'acheter à l'enchère les services et les produits, est bien la résolution pratique des équations [de la production] (EPp333)
Et dans son Cours, il cite avec approbation l'économiste Charles Coquelin, qui écrit :
" Les prix s'élèvent-ils ? Ils [les entrepreneurs] comprennent que la marchandise devient rare, et qu'ils doivent se hâter d'en produire d'avantage ; les prix baissent-ils, au contraire, ils comprennent qu'il y a un trop plein sur le marché, et qu'ils doivent ralentir la production "(Cours, p477)
Mais les entrepreneurs ont-ils intérêt à agir de la sorte ?
Le problème principal est bien connu : quand les rendements d'échelle sont constants, l'équilibre et le profit s'excluent mutuellement. A l'équilibre général, les prix de vente des produits sont égaux aux coûts de production. Walras lui-même appelle d'ailleurs ses entrepreneurs, les " entrepreneurs ne faisant ni bénéfice ni perte ".
A cet égard, il y a une différence apparente, du point de vue de la motivation, entre les entrepreneurs de Marshall et ceux de Walras.
Le producteur de Marshall, quand il entre dans la branche, fait un profit bien réel. Il a donc tout intérêt à entrer, même si son entrée a pour effet de diminuer le profit. Le problème de la motivation des entrepreneurs ne se pose que quand la branche est " pleine " et que les profits sont nul pour tous.
L'entrepreneur de Walras, lui, réalise des profits non seulement provisoires mais aussi virtuels. S'il existe, comme on a vu que c'était nécessaire, une police des marchés qui interdit les échanges avant que l'équilibre ne soit atteint, il sait que, s'il fait un bénéfice, c'est qu'il n'aura pas le droit de vendre, et que, s'il a le droit de vendre, c'est parce qu'il ne fait aucun bénéfice.
A cet égard, la fameuse question des " bons " est au cœur du problème, et c'est, à notre avis, la raison pour laquelle elle revient si fréquemment dans les débats sur le tâtonnement de Walras.
Rappelons quelle est cette question : Walras a publié 4 éditions de son traité " éléments d'économie politique pure ". Dans les trois premières éditions, Walras ne dit pas clairement si, quand leur offre n'est pas égale à la demande des consommateurs, les entrepreneurs produisent ou pas. Dans la quatrième édition, il rajoute des paragraphes expliquant que dans ce cas ils ne produisent pas. Mais, pour que le " commissaire-priseur " ou ce qui en tient lieu puisse modifier les prix pour rapprocher les offres et les demandes, il faut que les entrepreneurs indiquent les quantités qu'ils auraient offertes si les mêmes quantités avaient été demandées. Les " bons " servent à cela. Donc désormais : " … les entrepreneurs représentent par des bons des quantités successives de produits… "(EPp309).
Jan van Daal a commenté ainsi les paragraphes sur les " bons " :
" Bien que Léon Walras soit presque complètement silencieux sur ce qui l'a incité au changement radical du tâtonnement à partir de l'édition 4 des " éléments ", il semble apparent qu'il a découvert que la " partie réelle " de son tâtonnement des trois premières éditions, ne fait pas toujours ce qu'elle doit faire, c'est à dire converger vers une solution de son système d'équations "(1999p77) Et il ajoute " Avant 1899 [date de la rédaction de la -tardive - 4eme édition] on ne trouve aucune trace du changement de la doctrine de Léon Walras concernant les tâtonnements, ni dans ses publications, ni dans sa correspondance. Par conséquent, les tâtonnements dans leur forme révisée ne jouent aucun rôle dans le reste de sa pensée, et notamment dans ses " études d'économie sociale " ni dans ses " études d'économie politique appliquée ".(p66)
Si le tâtonnement se fait 'sur bons' alors les entrepreneurs ne vendent plus que quand leur offre est égale à la demande des consommateurs. Mais d'autre part, ils ne vendent plus que quand le prix de vente de leur produit est égal à son coût de production. Leur profit est alors égal à zéro, et, au moment ou ils sont enfin autorisés à vendre réellement leurs produits, ils n'ont plus de motif pour le faire.
Mais cela n'a pas finalement d'importance pour Walras puisque l'équilibre est un idéal jamais atteint. Dans un passage célèbre, il compare l'économie à " un lac agité par le vent ". Pour lui, les itérations potentiellement infinies qui constituent le tâtonnement ne vont pas à leur terme, et les échanges s'effectuent finalement en déséquilibre. C'est donc l'imperfection de la réalité par rapport au modèle qui fait que le rôle bienfaisant de la recherche du profit (se rapprocher de l'équilibre) est compatible avec cette incitation à produire .

 

S3 : Les comportements au service du mécanisme :

les spéculateurs de Walras
De même que Walras souhaite que le mécanisme de la production soit mis en œuvre par la volonté de profit des entrepreneurs et des négociants, il souhaite que le mécanisme de la " capitalisation ", c'est à dire de l'investissement, doit finalement être mis en œuvre par la volonté de profit de nouveaux agents : les spéculateurs.
Pourquoi des " spéculateurs de profession sont nécessaires ?
Capitalisation et morale
Rappelons le problème. Dans une économie dans laquelle on produit des capitaux, le bien public n'est pas seulement le " maximum d'utilité ", c'est aussi la morale de responsabilité telle qu'elle est illustrée par la fable " la cigale et la fourmi ". On a vu au chapitre précédent, que le mécanisme choisi par Walras pour sa " capitalisation ", permettait le respect de cette morale.
On se rappelle que les ménages " capitalistes ", n'ont pas d'autre choix de placement que l'achat de titres de rente perpétuelle, la " marchandise E ".
On a vu que, lors de la " période de livraisons réciproques " qui suit l'échange, les ménages se faisaient remettre les " capitaux neufs " construits pendant la période, en lieu et place des titres de rente demandés.
On avait alors essayé de montrer que, pour faire perdurer la morale de l'effort au terme des livraisons (et pas seulement au terme du tâtonnement), la solution la plus simple était de d'imaginer une vaste SICAV représentant l'ensemble de la " capitalisation " (= de l'investissement) de la période, et dont les titres seraient remis aux épargnants.
Or cette solution était socialiste, car il n'y a aucun profit à espérer pour des intermédiaires dans une telle opération. Elle était de plus collectiviste, puisque tous les épargnants possédaient indistinctement tous les capitaux de la période.
Or Walras est un économiste et non un socialiste. Il aurait certainement rejeté cette solution que nous avions esquissée. Le mécanisme de la capitalisation qui permet de respecter la morale de la responsabilité sera donc actionné par des individus qui ont un intérêt personnel à la distribution des capitaux. Ce sont ces individus que Walras appelle les " spéculateurs de profession ". Ce sont eux qui doivent empêcher le capitalisme réglementé de se transformer en une 'économie de casino' immorale.
Pourquoi " de profession " ? Pour une raison très simple : Walras souhaite interdire la spéculation au 'public des capitalistes' dont la cupidité aveugle conduirait au désastre moral :
" On devine que nous voulons enfin parler [...] de ces pères de famille dont nous entretiennent journellement les romanciers et les dramaturges, qui engloutissent dans les jeux de bourse, la dot de leur femme et l'héritage de leurs enfants[...] le roman et le drame auraient bien fait leur œuvre et rendu un bon service à la société, s'ils avaient su montrer [...] que les patrimoines dissipés à la bourse par les petits spéculateurs, sont les ruisseaux dont se forment les rivières de millions qui coulent chez les gros. ". (p393)
Il est donc nécessaire, pour moraliser la capitalisation, d'interdire aux ménages de spéculer.
Mais puisque paraît-il, le temps n'est pas venu où les mœurs se passeront du secours des lois, nous consentons volontiers à ce que les portes de la bourse soient fermées à ceux qui n'ont rien à y faire " (EAp 393).
Ainsi, il n'y aura plus de " petits spéculateurs " (les épargnants 'capitalistes'), il n'y aura plus que les " gros " (les professionnels).
Ces spéculateurs de profession, Walras en voit le modèle dans les banquiers d'affaire qui ont surmonté les scandales boursiers du second empire :
" Les hommes qui en ce moment personnifient la spéculation sont des hommes d'une expérience consommée, d'une capacité rare, et qui ne manquent même pas d'une certaine largeur de vues. Ce ne sont pas des philanthropes ; mais un spéculateur, en tant que spéculateur, n'est pas tenu d'être un saint Vincent de Paul ; c'est son droit, et on pourrait presque dire son devoir, de chercher seulement à gagner beaucoup d'argent "(EAp399)
C'est à propos de la spéculation que la ligne de partage entre l'économie pure de Walras et son économie appliquée, recouvre le plus nettement l'articulation entre mécanismes économiques et comportements économiques. Walras écrit à la dernière page de sa " théorie de la capitalisation " (économie pure)
" Les créateurs d'épargne […] ne remettent pas leurs épargnes en échange de capitaux neufs, mais bien en échange de capitaux existants ; et ce sont les propriétaires de ces capitaux existants qui, avec le produit, souscrivent des capitaux neufs. L'économie politique appliquée étudie le rôle des spéculateurs qui interviennent ainsi en vue de classer les capitaux " (EPp435, italiques de Walras)
Le mécanisme de la capitalisation écrit en effet une équation de demande de produit financier par les ménages et des offres des divers capitaux par les entreprises, il établit qu'à l'équilibre, la valeur des deux est égale, mais il ne dit pas qui transforme ces capitaux en titres de rente et pourquoi .

L'article de 1880 " La bourse, la spéculation et l'agiotage ", qui deviendra le chapitre " Bourse " des études d'économie appliquée, est principalement consacré au rôle des spéculateurs dans la capitalisation ; c'est à dire, dans notre langage, au comportement des spéculateurs.
Au début de son article, Walras annonce :
" La capitalisation est le but ; la spéculation est le moyen "(EAp368),
et peu après, il ajoute :
" La spéculation est l'intermédiaire entre les épargnes et les capitaux nouveaux "(EAp370).
Les spéculateurs vont acheter ces capitaux nouveaux aux entrepreneurs, puis, dans un second temps, les revendre aux épargnants " capitalistes ".
Walras et " la spéculation financière en France "
Rappelons quelques-uns uns des faits historiques que Walras va critiquer pour certains, et idéaliser pour d'autres.
La bourse de Paris sous le second Empire et les débuts de la troisième république
A cette époque, les compagnies ferroviaires constituent les plus grandes sociétés par actions. Elles sont rejointes par les compagnies maritimes (compagnie générale transatlantique, messageries maritimes) favorisées par l'arrivée à la mer des lignes de chemin de fer.
Ces compagnies émettent à la bourse, des obligations et des actions
Mais à l'époque, les actionnaires individuels ne sont pas, en général, acheteurs des actions à l'émission. Le capital des nouvelles compagnies est d'abord souscrit par des banquiers ou des syndicats de banque.
Le rôle initial des banques apparaît donc à l'époque indispensable. Mais à cet égard, il faut distinguer deux modèles :
Le premier modèle, déjà archaïque à l'époque de Walras, fait intervenir la 'haute banque'. Des banquiers tels que Hottinger, Mallet, Rothschild, Laffitte… engagent leur fortune personnelle et celle de quelques riches clients en finançant, ou même en inspirant directement, une nouvelle compagnie. C'est ce modèle que Walras théorisera, comme on va le voir.
Le second modèle fait intervenir les nouvelles banques comme le Crédit Lyonnais ou la Société Générale. Ces banques 'universelles' empruntent aux ménages et prêtent aux entreprises.
Les scandales boursiers
Walras s'en prend à l' " agiotage ", une forme malhonnête de spéculation. Le scandales du début de la 3eme république peuvent avoir inspiré sa volonté réformatrice.
- L'Union Générale est une banque fondée par un homme d'affaires catholique. Elle investit dans les chemins de fer d'Europe de l'Est, grâce à l'épargne de propriétaires terriens, de prêtres et de provinciaux. Pour se maintenir, elle verse des dividendes anticipés. La banque fait faillite en 1882 lors d'une chute générale des cours, car son capital ne représente plus que le dixième de ses dépôts.
- Le canal de Panama est nommément cité par Walras: Cette compagnie dont l'un des fondateurs est Ferdinand de Lesseps, se trouvant en difficulté, " lance à partir de 1888 des obligations à lot ; les conditions apparemment fort avantageuses de cette émission attirent le public français, et quand la compagnie fait faillite l'année suivante, elle laisse un passif de presque 1500 millions" (P.Sorlin...p143).
L'agiotage sera pour Walras une question théorique importante (d'où le titre de son article), car la cupidité des spéculateurs semble directement y conduire.
Capitaux classés et capitaux non classés : l'hypothèse héroïque
Revenons maintenant à la théorie. Dans la solution que l'on avait imaginée pour des livraisons 'morales' de capitaux : la 'SICAV socialiste' ; chaque ménage recevait une part représentative de la capitalisation de la période. Or il est évident que si ce sont des spéculateurs qui revendent les capitaux aux épargnants , il n'en sera pas ainsi : tel épargnant 'capitaliste' achètera des actions d'une mine, tel autre, les actions d'un chemin de fer… Et chaque épargnant gagnera ou perdra au gré des gains ou des pertes de l'entreprise dont il détient des actions. Est ce à dire que la volonté des spéculateurs de " gagner beaucoup d'argent " conduit à ce que les ménages soient pris dans une 'économie de casino' immorale ?
Non, car Walras établit dans son article une distinction très importante dont nous pensons qu'elle a pour but principal voir unique, de sauvegarder la morale dans une telle distribution.
Walras distingue en effet, deux sortes de capitaux :
les capitaux " classés "
" Les valeurs anciennes en plein rapport, et par conséquent connues et appréciées[...]l'apparition de valeurs nouvelles est pour ces valeurs anciennes un élément d'incertitude, mais enfin, le certain l'emporte ici sur l'incertain[...] on sait ce que rapportent le Crédit foncier de France, le chemin de fer du Nord, les paquebots transatlantiques " (EAp367.
les capitaux " non classés "
" les valeurs nouvelles en voie de création, et dont, par conséquent, l'avenir est encore incertain[...] Quand une institution de crédit se fonde et qu'un chemin de fer se construit, on ne sait, ni ce que cette institution de crédit fera d'affaires, ni ce que ce chemin de fer effectuera de transports. " (p367)
Le rôle des spéculateurs est de susciter par leurs achats, la création de ces " valeurs nouvelles ", c'est-à-dire des capitaux nouveaux et des titres qui les représentent, et de les détenir jusqu'à ce qu'elles soient " classées ". Alors seulement ils les revendent aux ménages.
Walras, dans son article, combat les pratiques boursières qui font acheter aux ménages, des actions " non classées " :
" Que le public ne se laisse pas séduire par l'appât grossier de la prime de bourse [la plus-value] : qu'il juge les affaires ou qu'il attende qu'elles se jugent elles-mêmes à leur résultat... et la spéculation agira comme un moyen puissant de création de richesses ". (EAp400)
Quand le " public des capitalistes " veut bien attendre son heure, le " classement " des titres se fait en trois étapes immuables, dont deux sont obligatoire, et encadrent une étape intermédiaire, facultative.
- étape 1 : le projet d'entreprise et l'investissement:
" En résumé, donc, il faut se représenter les ingénieurs et les financiers faisant des études et des calculs relatifs à telle ou telle affaire nouvelle, puis les hommes qui, d'après ces études ou ces calculs, constituent une société ou une compagnie, dont ils sont les administrateurs et directeurs, et émettent des actions et des obligations, pour le montant du capital social dont ils ont besoin " (EAp369)
- étape 2 : l'épargne :
"La période de construction une fois terminée, on sait ce que vaut l'affaire [parce que le chemin de fer par exemple, est mis en service, et que la compagnie ayant vendu des billets, des profits ou des pertes ont été constatés]. Les titres deviennent alors des titres de placement dont le prix s'établit sur le revenu [c'est-à-dire selon le dividende, lui-même fonction du revenu constaté de la compagnie] et qui sont achetés par les capitalistes. Ils sont classés, l'œuvre de la spéculation est finie "( italiques de Walras)(EAp370)
Commentons maintenant ces citations en utilisant le langage de l'économie pure, afin de comprendre pourquoi les capitaux 'non classés' sont immoraux, et les 'capitaux classés' moraux.
Les titres, et plus précisément les actions, sont des parts de capitaux. Un capitaliste qui achète une des 1000 actions en circulation, de la " Compagnie des chemins de fer du Nord ", achète 1/1000 des rails, locomotives, ouvrages d'art... qui constituent le capital de la compagnie.
La " Compagnie des chemins de fer du Nord " est donc une " espèce " de capital, comme le tracteur par exemple, est une autre espèce de capital.
L'action émise par la " Compagnie des chemins de fer du Nord " est donc une unité de capital de l'espèce : " Compagnie des chemins de fer du Nord ", comme tel ou tel tracteur particulier est une unité de capital de l'espèce " tracteur " .
Les capitaux classés, sont ceux dont on sait ce qu'ils rapportent. Ce sont donc des capitaux dont le service est déjà vendu.
Le capitaliste de l' " économie appliquée " qui, une certaine semaine, achète une ou plusieurs actions de la " Compagnie des chemins de fer du Nord ", sait à quel prix ce capital est loué aux voyageurs, c'est-à-dire qu'il connaît le prix du billet Paris - Lille, qui, en première approximation, constitue son dividende.
Les capitaux " non classés " eux, sont les capitaux non seulement neufs, mais encore " nouveaux " (d'espèces nouvelles), et dont, pour cette raison, le " service " n'a jamais été vendu.
Illustrons ceci par un exemple : Un nouveau modèle de tracteur est proposé à la vente. L'entrepreneur qui se propose de le produire, le présente comme révolutionnaire. Mais il est vendu sur plans, et ne pourra être mis en service que la " semaine " suivante ou après. (comme tous les capitaux neufs de la " théorie de la capitalisation "). A quel prix un capitaliste pourra-t-il le louer une fois qu'il aura été construit ? Personne ne le sait.
Une nouvelle compagnie, la " Compagnie des chemins de fer de Bretagne ", émet des actions alors que la ligne n'est pas encore construite. A quel prix sera vendu le billet Paris-Brest une fois la construction terminée ? De nouveau, personne ne le sait.
Maintenant, imaginons qu'un entrepreneur fonde la " Compagnie des chemins de fer de Bretagne " et demande au " commissaire-priseur " d'ajouter son capital à la liste. Que doit-il se passer selon Walras ?
Les épargnants " capitalistes " ne doivent surtout pas en acheter, du moins pas maintenant.
Des spéculateurs dont c'est le rôle et le métier, achèteront les actions de la nouvelle compagnie émises par le " fondateur " en fonction de leurs anticipations. La valeur des actions achetées, c'est à dire de l'investissement des spéculateurs, sera à l'équilibre, la valeur des " rentes ", " salaires " et " profits ", des services producteurs qui seront employés à construire la ligne.
Une ou plusieurs " semaines " plus tard, la ligne est construite et inaugurée. Les spéculateurs demandent au " commissaire-priseur " de faire figurer le billet " Paris-Brest ", sur la liste des services consommables. Ce service est donc crié et vendu à l'équilibre, à un certain prix. On sait désormais " ce que vaut l'affaire ".
L'action de la nouvelle compagnie, qui n'est plus nouvelle, se retrouve donc, du jour au lendemain " classée ". Les spéculateurs dont la mission s'achève, peuvent en revendre les actions au " taux de revenu net " d'équilibre aux ménages " capitalistes ", qui peuvent les acheter en toute sécurité.
En effet, implicitement, en parlant de titres " classés ", Walras fait une hypothèse indispensable au respect de la morale parmi les ménages, et que l'on qualifie d'héroïque.
- " hypothèse héroïque " : les prix relatifs des capitaux neufs non nouveaux sont constants.
C'est le sens de l'euphémisme de Walras : " le certain l'emporte ici sur l'incertain ". Les capitaux " classés " le sont pour l'éternité, et les actions ne sont l'objet de spéculation que quand le capital dont elles sont le support n'a pas encore été construit. Par la suite, elles offrent la sécurité d'une rente. Elles sont alors l'équivalent pour les ménages de la " marchandise E " de l'économie pure Cette hypothèse est destinée selon nous à faire régner la morale parmi les capitalistes : ceux qui épargnent autant doivent recevoir autant.
Les spéculateurs ont ils intérêt à tenir leur rôle ?
Le problème est maintenant de savoir si les spéculateurs motivés par le profit ont réellement intérêt à assurer le 'service public' (et moral) de classement des capitaux que l'économiste leur demande de délivrer.
Etant donné que les nouveaux projets prévoient la construction de capitaux d'espèces nouvelles dont le service n'a jamais été vendu, les spéculateurs doivent prendre leurs décisions dans un contexte d'incertitude.
" Le cas de succès pourrait se présenter le plus souvent, mais un insuccès est toujours possible... l 'écart entre les prévisions et le résultat peut être énorme " (p368).
" Ni les frais, ni le rapport, d'entreprises telles que le canal de Panama, ne sont susceptibles d'une évaluation rigoureuse " (p368)
- décisions lors de l'étape 1:
Ce qui pousse les spéculateurs à financer un nouveau projet, c'est à la fois des anticipations positives, et plus optimistes que celles de leurs collègues, et, peut-être aussi, une information privée et coûteuse sur les opérations à réaliser, celle qui est destinée à l'origine, au " fondateur " :
" Des études, des plans, des devis, permettent de savoir ce qu'elles coûteront ; c'est le côté technique de la discussion de l'entreprise, qui appartient aux ingénieurs. Des calculs permettent de savoir ce qu'elles rapporteront ; c'est le côté économique de cette discussion qui regarde les financiers " (EAp368).
Les spéculateurs doivent néanmoins décider ou non d'acheter le " capital en formation " qui leur est proposé ou les titres qui le représentent. C'est l'étape décisive, car en achetant ce capital, les spéculateurs le financent, et permettent par conséquent sa construction. On remarque que la relation entre les entrepreneurs " fondateurs " et les spéculateurs est purement marchande, Walras s'éloignant en l'occurrence de la réalité historique.
Une fois le capital construit, même si le prix de son service est très inférieur aux prévisions, les spéculateurs auront intérêt à le revendre tôt ou tard aux ménages pour n'importe quel prix non nul.
- décision lors de l'étape 2
On suppose qu'il n'y a pas d'étape intermédiaire de vente et d'achat à terme entre spéculateurs.
Au moment où le nouveau capital est mis en service, et les titres qui le représentent " classés ", ces titres sont alors possédés par les " spéculateurs de profession " qui les détiennent depuis l'émission, et qui n'ont plus qu'à les vendre aux ménages.
Mais ces spéculateurs ne sont pas obligés de revendre tout de suite au public. Plus le " taux de revenu net " est élevé, c'est à dire plus le prix d'un titre est faible par rapport au dividende, plus les détenteurs des titres classés ont intérêt à attendre dans l'espoir de revendre leurs titres à un meilleur prix dans l'avenir. C'est ce qui fait que :
Même s'ils se bornaient à acheter au comptant […] aux sociétés en voie de formation ou d'extension… pour les revendre au comptant, les crédits mobiliers […] détiendraient par-devers eux un stock de titres, qui […] semblable au volant d'une machine à vapeur, […] défendra la capitalisation des à coups de l'épargne, et l'épargne des à coups de la capitalisation " (EAp379)
Plus value spéculative et anticipations
plus value et morale
Arrêtons-nous un instant sur la manière dont Walras réussit à concilier le principe de responsabilité dans sa version " la cigale et la fourmi ", et l'appel à l'intérêt personnel des spéculateurs, c'est à dire la manière dont il parvient à concilier la morale et les incitations.
- si tous les capitaux étaient comme les capitaux " nouveaux ", spéculatifs, et susceptibles de varier de valeur relative de manière imprévue, il n'y aurait plus de lien entre les efforts d'épargne des actionnaires et leurs revenus, sauf à reprendre de nouveau la solution 'SICAV socialiste'.
- si tous les capitaux étaient " classés ", au contraire, la morale serait respectée, mais il n'y aurait personne (aucun 'homo oeconomicus', s'entend) pour vendre/livrer ces capitaux aux ménages. De nouveau, une agence socialiste devrait s'en charger.
Les capitaux de " l'économie appliquée " de Walras, doivent donc avoir une double face : une face incitative qui donne aux spéculateurs, attirés par l'appât du gain, l'envie de les vendre aux ménages ; et une face morale qui permet d'en faire le capital unique qui fera correspondre les gains aux efforts.
L' " hypothèse héroïque " est le moyen qui permet d'assurer la transmutation des aliments de la cupidité en supports de la morale, en transformant les capitaux nouveaux en capitaux classés.
Analytiquement, ceci revient à dire qu'il y a, dans la capitalisation vue par Walras, une forme de déséquilibre qui va permettre aux spéculateurs de réaliser des plus values (et des moins values).
En matière de production, l'économie appliquée ne résout pas vraiment le problème de la motivation des entrepreneurs " ne faisant ni bénéfice ni perte ". Il subsiste une contradiction entre l'échange à l'équilibre et les incitations à se lancer dans la production.
En matière de capitalisation par contre, la succession d'équilibres temporaires décrits par Walras permet des transactions 'en déséquilibre' par rapport l'équilibre général inter temporel théorisé par Arrow et Debreu dans les années 1950. L'économie est à l'équilibre à chaque période de marché, mais les transactions ne sont pas celles de l'équilibre intertemporel, parce que les anticipations ne sont pas rationnelles, et aussi parce qu'il n'y a pas de marchés à terme.
La contrainte de budget des spéculateurs
Les spéculateurs achètent pour revendre. Ils doivent donc acheter et vendre. Dans un tâtonnement qui leur ferait une place, les spéculateurs, comme les ménages, feraient face aux entrepreneurs. Mais à la différence des ménages, ils ont le droit d'acheter des capitaux nouveaux.
la contrainte de budget d'un spéculateur est donc :
valeur des " produits capitaux " demandés = valeur des services offerts
+ valeur des 'produits consommables' demandés + valeur des titres offerts
On a déjà vu pourquoi les spéculateurs " vendent des services " (louent leurs capitaux). Ils vendent les services des capitaux qu'ils ont achetés sur commande aux entrepreneurs, et qu'ils mettent en service afin de les 'classer'.
Le programme du spéculateur
Le revenu que chaque spéculateur cherche à rendre maximum, c'est donc, pour chaque capital, la différence entre le prix auquel il l'achète à l'entrepreneur, et le prix auquel il le revend aux ménages, différence qui prend la forme d'une plus-value ou d'une moins-value. Le prix de revente aux ménages ne dépend que du prix du service, et de ce que Walras appelle le " rapport ", qui est l'équivalent dans l'économie appliquée, du " taux de revenu net " de l'économie pure.
Les anticipations des spéculateurs
Supposons, comme le fait Walras implicitement, que le taux d'intérêt est stable. Tout ce que doivent anticiper les spéculateurs, c'est le prix des 'services' que rendront les capitaux qu'ils a achètent sur plan. Ainsi, un spéculateur qui achète les titres représentatifs du capital de la compagnie des chemins de fer de Bretagne, doit anticiper que sera le prix de marché d'un aller Paris-Brest, une fois que la ligne aura été construite. Autrement dit, il doit prévoir les goûts des consommateurs dont dépend ce prix. Par exemple, un spéculateur qui prévoit que la mode portera les consommateurs à préférer le ski alpin sports nautiques, n'achètera pas d'actions des chemins de fer de Bretagne, mais des actions de la compagnie de chemin de fer des Alpes .
La fortune des spéculateurs
Le spéculateur walrasien n'est finalement rien d'autre qu'un individu autorisé par l'économiste/l'Etat, à acheter des capitaux nouveaux. Et la possibilité d'acheter les capitaux nouveaux sous forme d'actions dont chacune représente une petite part du prix total, permet, dans l'économie pure comme dans la réalité, aux individus les moins fortunés d'en acquérir des parts.
Or, dans l'économie appliquée, et notamment dans la section que Walras consacre à " la spéculation financière en France ", il semble entendu que les " spéculateurs de profession " disposent d'une fortune personnelle, sous la forme du " volant " de titre qu'ils peuvent revendre aux capitalistes à la période qui leur convient.
Il semble en fait que Walras s'inspire d'une banque d'affaire bien connue dont il parle dans son cours de Lausanne :
" la maison Rothschild, à laquelle sa situation colossale donnait une sorte de monopole avant la création des crédits mobiliers "(Cours p667).[Chez ces]" banquiers opérant individuellement... les bénéfices ne sortent pour ainsi dire jamais de l'affaire ; ils sont immédiatement employés en accroissement de capital. Si après la période heureuse, il survient une période difficile, les pertes sont couvertes d'avance "(Cours p669)
La raison pour laquelle le spéculateur agissant individuellement ou en association doit nécessairement acheter tout le capital (et donc être fortuné) est peut-être à chercher dans l'information privée et coûteuse que celui ci doit acquérir sur la qualité du nouveau projet.
Il ne fait aucun doute pour Walras que l'information est coûteuse, et il reproche même dans son " Cours " aux " crédits mobiliers " (utilisé comme terme générique dans le sens de banques d'affaire) de ne pas assumer ce coût :
Il en est des titres d'action et d'obligation comme de toutes les marchandises dont on fait le commerce : ils doivent être de bonne qualité pour pouvoir être revendus facilement... qu'une caisse de crédit mobilier achète ses titres à la compagnie ou sur le marché et en fasse apprécier la valeur... Malheureusement, les Crédits Mobiliers n'ont pas procédé et ne procèdent pas encore de la sorte. Il leur faudrait tout un personnel d'ingénieurs et de financiers qui se chargeraient d'étudier la valeur technique et économique des affaires et qu'ils n'ont point "(Cours p668).
Mais l'essentiel n'est pas là. Dans le 'modèle' de Walras, les spéculateurs n'ont pas besoin d'être en concurrence pour chercher à maximiser leurs plus-values spéculatives. Or :
1) L'intérêt général d'autant mieux servi que les anticipations des spéculateurs sont proches de la perfection. Si leurs anticipations sont parfaites, l'optimum est atteint .
2) L'intérêt particulier des spéculateurs est d'autant mieux servi que leurs anticipations sont bonnes. Le " meilleur " 'anticipateur' est également le plus riche.
La logique donc du système de Walras veut donc que l'ensemble de la spéculation soit confié aux plus riches des spéculateurs, leur richesse étant l'indice même de leur capacité à servir l'intérêt général.
Les agioteurs et les 'honnêtes' spéculateurs
Jusqu'ici, tout va bien. La volonté de profit des spéculateurs les conduit à acheter des capitaux 'à l'émission' à prix coûtant, et, une fois que ceux ci ont été mis en service, à les revendre à un prix proportionnel à la valeur de ce service. Autrement dit, plus l'affaire 'rapporte' (plus les croisières se vendent à un prix élevé par exemple), plus le spéculateur y gagne. Quant aux ménages qui ont acheté les titres 'classés' (par exemple, ceux qui représentent les paquebots déjà utilisés pour des croisières), ils ont fait un placement 'de bon père de famille', et la morale de l'économiste est sauve.
Le problème, c'est que la même volonté de profit peut conduire les mêmes spéculateurs, à des opérations plus rentables mais moins honnêtes, et surtout, tout à fait contraires à la morale et à l'efficacité économique. Il est beaucoup plus dans leur intérêt, en collusion avec un entrepreneur qui 'construit' un nouveau capital, de revendre immédiatement aux épargnants, ce capital " non classé " (neuf et nouveau dans le langage de l'économie pure).
" Ce qui est répréhensible, c'est[...] par exemple de payer des intérêts [dividendes ?] aux actionnaires d'un canal ou d'un chemin de fer pendant la période de construction "(p390) " En effet, pour obtenir avant tout la distribution de gros dividendes afin d'assurer la hausse des cours la plus prompte possible […] les administrateurs fondateurs poussent les financiers et les ingénieurs à compromettre et à ruiner ainsi l'entreprise. Et que leur importe en effet ? Leur but n'est-il pas de revendre [vendre ?] leurs actions avec bénéfice ? (EAp392)
L'agiotage correspond à une volonté des différents acteurs, de sortir des rôles qui leur sont dévolus par l'économiste. Plus exactement, il s'agit d'une usurpation par les " fondateurs " et par les ménages, de la fonction de spéculateur.
- les " administrateurs fondateurs ", ne devraient finalement rien être de plus que les " entrepreneurs ne faisant ni bénéfice ni perte ", de l'économie pure. Ils ne devraient pas revendre le capital plus cher que son prix de revient en services producteurs (coût calculé par les ingénieurs), puisque l'appel aux actionnaires doit financer ou rembourser ce coût
- les capitalistes ne devraient pas, attirés par la hausse des dividendes, acheter les titres alors que le capital " en période de construction " ne peut pas encore rendre son service
- L'effet négatif de l'agiotage s'apprécie par rapport à l'effet positif de la spéculation :
" on voit... les épargnes du pays, alléchées par des hauts cours artificiels et passagers, se précipiter dans des entreprises hasardeuses et périr sans utilité " (EAp391).
Walras prend l'exemple de la " vogue des chemins de fer " : les actions sont émises à 500F, " poussées " à 1000F, et finalement, le chemin de fer en construction est abandonné.
" Sur les 1000F dont on les a payées [les actions], 500F sont passés des mains des capitalistes dans celles des agioteurs, et 500 ont été perdus dans la construction d'un capital stérile " (EAp391)
Dans l'agiotage, le transfert injuste se double donc d'une perte pour l'ensemble de la société. 500F est la perte, en terme d'opportunité, pour la société : c'est la différence entre le prix de revient du capital, et sa valeur finale nulle. Le résultat est le même que si on avait payé les travailleurs du chemin de fer, à casser des cailloux. Il aurait mieux valu, du point de vue de l'utilité collective, que les agioteurs poussent la malhonnêteté jusqu'au bout, et versent des dividendes avec les achats des premiers actionnaires, plutôt que de mobiliser des services producteurs qui auraient été mieux employés ailleurs.

L'honnêteté des spéculateurs
Or, que propose Walras pour empêcher des spéculateurs malhonnêtes associés à des fondateurs de tromper les ménages ? Rien. C'est ce qu'il appelle, " la liberté de la spéculation " (" l'agiotage, c'est une question non de lois mais de mœurs "). Il nous semble qu'au-delà de ce principe proclamé, il y a un problème de fond : dans un tâtonnement dans lequel seraient présents des spéculateurs, des capitaux nouveaux seraient forcément en vente à titre individuel, à côté de la " marchandise E " ou de ses équivalents. Des spéculateurs malhonnêtes pourraient donc les vendre aux épargnants.
Walras écrit en revanche:
" le meilleur spéculateur ne serait-il pas celui qui s'enrichit le plus, bien entendu dans les limites de l'honnêteté et de la loyauté ? "(EAp399)
Selon nous, les caractéristiques des spéculateurs décrits par Walras, : la " capacité rare " (à anticiper ?) " l'expérience consommée " (et la richesse accumulée ?) et la " largeur de vues " (la loyauté dans l'intérêt du public ?) ne sont pas seulement celles qu'il leur prête, ce sont celles qu'il leur demande. Il nous semble que Walras dissimule sous cette observation, le caractère normatif de sa réinvention de la spéculation. Car pour Walras, comme pour les autres économistes, un 'bon' agent économique, c'est un agent disposer à jouer le rôle que l'on veut lui faire jouer en faveur de l'intérêt général ; dans le cas présent, de la morale de l'effort.

Les spéculateurs : agents économiques ou corps d'élite ?
Le comportement des spéculateurs de Walras est de notre point de vue une illustration de la difficulté de l'écrivain/économiste à faire réaliser le bien public par des individus qui ne pensent qu'à leur intérêt personnel.
- On a vu que pour Walras, le " public des capitalistes " ne devait pas avoir le droit d'acheter des capitaux nouveaux, mais seulement des capitaux " classés "
- Mais on a vu, d'autre part, que formellement, les spéculateurs étaient des ménages, ne se distinguant des autres que par leurs achats de capitaux nouveaux.
Les spéculateurs sont donc, en un mot comme en cent, des ménages que l'économiste autorise, à titre spécial, à acheter ces capitaux nouveaux et donc à spéculer. Or, beaucoup de capitalistes, Walras le déplore, sont avides de s'improviser spéculateurs. Comment donc sélectionner les candidats ?
On vient de le voir : l'économiste choisit les, les meilleurs anticipateurs et les plus honnêtes, c'est à dire en pratique, les plus riches et les plus honorablement connus. Il leur afferme la spéculation, à charge pour eux de faire régner la morale de l'effort en s'enrichissant.
Il y a alors deux problèmes, d'un point de vue programmatique :
- D'abord, l' " honnêteté " (ici, la diffusion d'informations exactes par ceux qui ont intérêt à diffuser des informations inexactes) n'est pas un attribut ordinaire des agents économiques, comme le prouvent les nombreux modèles/récits économiques mettant en scène des individus 'opportunistes'.
- Et ensuite, la morale que les spéculateurs font respecter, ils ne la respectent pas eux même. En effet, l'autorisation de spéculer les en affranchit. Ils ne sont pas concernés par " le mépris d'un gain réalisé sans travail " qui devrait selon Walras, détourner les ménages de la bourse. Ils sont, en un mot, autorisés à être immoraux.
Mais par contre, ils ont leur morale spéciale :
" Les spéculateurs bénéficient légitimement de ce gain, comme ils bénéficieraient légitimement de leur perte, si l'entreprise, au lieu de réussir, avait échoué "(EAp382)
Les spéculateurs de Walras ne sont donc qu'en apparence des agents économiques. Ils sont bien plus une sorte de chevalerie. Comme ces moines-soldats autorisés à porter l'épée au service de la vraie foi, ils sont autorisés à utiliser leurs anticipations au service de la morale de l'effort.
Cet exemple nous semble montrer que vouloir faire réaliser le bien public par des individus qui ne s'intéressent qu'à leur propre sort n'est pas toujours évident. De ce point de vue, les spéculateurs de Walras nous semblent anticiper les recherches modernes sur la 'confiance' chez les agents économiques : les agents économiques ne réussissent pas toujours à choisir les actions favorables au bien public par pur intérêt personnel. Un adjuvant moral (qui ne saurait bien sur se confondre avec la recherche consciente du bien public) est parfois nécessaire.

S4 : Des comportements économiques sans mécanisme :
la théorie des jeux non coopératifs

Dans toute la tradition économique, ricardienne, walrasienne, keynésienne… il existait un mécanisme 'central' (la spécialisation, le tâtonnement, le multiplicateur…) autour duquel venaient en quelque sorte se greffer les comportements économique. L'étude des comportements se ramenait alors plus ou moins à la question : est ce que les agents ont bien la motivation nécessaire pour actionner le mécanisme ?
Le développement de la théorie des jeux non coopératifs nous semble avoir 'révolutionné' le récit économique en multipliant les 'histoires' sans mécanismes. Dans la tradition, les économistes se posaient la question : est ce que les comportements économiques permettent de mettre en œuvre le mécanisme qui conduit au bien public ? Dans la théorie des jeux, les économistes se posent la question : est ce que les choix des agents réalisent le bien public (par exemple : les agents choisissent ils l'issue optimale ?
Notre but dans cette section est double :
1) Montrer que, effectivement, les jeux non coopératifs sont des récits sans mécanisme.
2) Montrer que de ce fait, la question (cognitive) du traitement de l'information disparaît des préoccupations des économistes alors que, parallèlement, la question (comportementale) de la révélation de l'information prend une place grandissante.

L'abandon de l'étude des mécanismes

Cet abandon est la conséquence du fait que le modélisateur connaît, au départ, la matrice des gains.
On a vu que, une fois le bien public déterminé, les économistes se posaient deux questions :
- Que vont faire les agents (comportements économiques) ?
- Quelles seront les conséquences de ces actions (mécanismes économiques) ?
Or dans un jeu non coopératif, on ne pose plus que la première question : que vont faire tous les agents à la fois (ou successivement)? Toutes les techniques mises au point par les théoriciens des jeux : élimination des stratégies dominées, équilibre de Nash, " rationalizability "… sont au service d'une seule question : quelle sera l'issue du jeu, autrement dit, quelle est l'action qui sera finalement choisie par chaque agent ?
Quant à la seconde question : quelles seront les conséquences de ces actions, le modélisateur les connaît dés le départ. Elles font pratie de la 'règle du jeu', comme dans un jeu de société. Ce 'mécanisme' si on peut encore l'appeler ainsi car les conséquences sont à la discrétion du modélisateur, n'est pas la solution du problème, il fait partie de l'énoncé. Toutes les conséquences de toutes les actions possibles sont posées avant même que les agents n'agissent.

L'exemple du 'dilemme du prisonnier'

On va le montrer à partir du jeu le plus connu, le plus simple et le plus lourd de conséquences économiques et politiques, le célèbre " dilemme du prisonnier ". Ce jeu a de nombreuses application dans la théorie des biens publics et dans la théorie de la concurrence imparfaite.

Voici une présentation de manuel de ce jeu

" Le scénario classique du dilemme du prisonnier est le suivant ; deux personnes ont commis un crime et sont arrêtées par la police. Ces prisonniers savent qu'ils sont coupables, mais ils savent aussi que la police manque de preuves pour les condamner à moins que l'un d'eux ne parle. Si les deux gardent le silence et n'avouent pas leur crime, la police ne peut les retenir en prison que quelques jours. Supposons que cette issue corresponde à un gain (ou une utilité) de 6 pour chaque joueur (cellule en haut à gauche).
Si le joueur 1 avoue et que le joueur 2 nie, alors le joueur 1 est relâché aussitôt pour son témoignage et le joueur 2 condamné pour le crime. Il écope d'une lourde peine de prison. Cette issue rapporte une utilité de 12 au joueur 1 et de 2 au joueur 2 (cellule en bas à gauche). Si le joueur 2 avoue et que le joueur 2 nie, les gains sont inversés […] (cellule en bas à droite). Si les deux prisonniers confessent leur crime, il sont condamnés mais ils bénéficient de circonstances atténuantes et obtiennent chacun une utilité de 4 (cellule en bas à droite).
Lorsque les prisonniers arrivent au commissariat, ils sont séparés. Ils n'ont donc pas la possibilité de se parler ou de s'entendre sur une stratégie commune. […]. Un examen de la matrice des gains permet de prédire ce que chaque prisonnier fera.
Si le joueur 1 pense que son complice va nier, il peut lui aussi refuser d'avouer le crime. Chacun recevra alors une utilité de 6. Cependant, son meilleur choix est d'avouer car il sera libéré et recevra un gain de 12.
Si le joueur 1 pense que le joueur 2 va avouer le crime, alors avouer est encore la meilleure réponse. Il verra sa peine allégée par rapport à une stratégie de non confession (soit une utilité de 4 au lieu de 2). En résumé, avouer est le meilleur choix qu'il peut faire quelque soit le choix de son complice. […]. Comme le jeu est symétrique […] ils avoueront tous les deux "

Pour se convaincre que l'étude du jeu est l'étude des comportements des joueurs, il suffit de distinguer dans l'histoire des prisonniers, les deux épisodes narratifs :

Le premier épisode de l'histoire des prisonniers, c'est l'établissement, par les policiers, des conséquences qu'auront les actions des prisonniers. Les policiers établissent :
- si i et j (les prisonniers) avouent tous les deux, alors ils resteront tous deux en prison avec une peine faible (disons quelques mois).
- si i et j nient, ils ne resteront en prison que quelques jours
- si l'un avoue alors que l'autre nie, celui qui avoue sera libre, alors que celui qui nie restera longtemps en prison (disons quelques années).
On peut résumer ces décisions des policiers dans ce que l'on pourrait appeler une " matrice des conséquences ".



Cette " matrice des conséquences " récapitule, pour chaque couple d'actions de i et de j, les états sociaux objectifs correspondants. La " matrice des gains " des théoriciens des jeux représente, elle, les utilités subjectives que les individus attribuent à ces états.

Le second épisode de l'histoire des prisonniers, c'est le choix des prisonniers. Les policiers présentent à chaque prisonnier la matrice des conséquences, et renvoient chacun dans sa cellule, décider s'il avoue ou s'il nie.
- Prenons le cas du joueur 1
Les 4 " conséquences " a, b, c, d sont des états sociaux sur lequel il peut former des préférences.
Supposons que le joueur 1 soit autocentré. L' état b dans lequel il est libre sera son premier choix, suivi de l'état a (il reste en prison quelques jours), puis de l'état d (il reste en prison quelques mois), puis c (il reste en prison des années). On peut écrire :
Pour J1 : b a d c
Maintenant, le joueur 1 est contraint, non pas par son budget, mais par les actions du joueur 2.
- si le joueur 2 avoue alors les états sociaux a et b sont inaccessibles. Le joueur 1 choisira donc d, qu'il préfère à c.
- si le joueur 2 nie, les états sociaux c et d sont inaccessibles. Le joueur 1 choisira donc b qu'il préfère à a.
On peut donc résumer l'équilibre individuel de J1 , conditionnel à l'action de J2 :
Pour J1 : choisir d si J2 avoue ; choisir b si J2 nie .
Ce couple : d / J2 avoue ; b / J2 nie est la fonction de réaction de J1.
La stratégie du joueur 1 (toujours avouer) est l'ensemble des actions qui lui permettent de rester sur sa courbe de réaction .
- un choix symétrique s'impose au joueur 2

On peut maintenant être sûr de ce qui intéresse les économistes dans l'étude de ce jeu.
Le premier épisode de l'histoire des prisonnier (l'établissement de la 'règle du jeu' par les policiers) est celui qui va des actions des agents, aux résultats. Or cet épisode intéresse t'il les économistes qui étudient les jeux ? Pas du tout. Les conséquences font partie des données du problème. Quand un économiste fait jouer des étudiants dans des expérience de laboratoire, ces conséquences (les sommes attribuées aux joueurs à chacune des issues possibles du jeu) sont à la discrétion de l'expérimentateur.
Le second épisode de l'histoire des prisonniers décrit comment la subjectivité de chaque agent l'amène - sous contrainte de l'action des autres agents - à choisir une action (élément comportement). L'équilibre de Nash ( le 'résultat' du jeu) est " simplement" l'intersection des fonction de réaction, c'est à dire l'ensemble des actions des agents qui sont compatibles entre elles.
C'est, bien sûr, cet épisode qui intéresse les économistes. Quelles sont les fonctions de réactions des duopoleurs ? Quelles actions vont choisir les sujets de l'expérience de laboratoire ? C'est l'unique objet de la recherche.

 

 

Des coûts d'information aux coûts de révélation.
La suppression du mécanisme économique dans les jeux non coopératifs nous paraît avoir deux effets simultanée, et même, logiquement liés.
- la disparition de la question cognitive sur la connaissance à la disposition des agents.
- l'apparition de la question incitative de la révélation de l'information (en général, des préférences).

C'est la conséquence du fait que les joueurs connaissent la matrice des gains. De ce fait, rien ne ressemble aux difficultés de collecte et de traitement de l'information qui ont été mises en avant par Hayek pour combattre le socialisme, le " constructionnisme " et toute forme de recherche consciente des résultats économiques.
Rappelons qu'il y a deux types de jeux, en ce qui concerne l'information disponible au départ pour les joueurs.
les jeux en information parfaite et complète :
Dans ces jeux, chaque agent connaît l'histoire du jeu et la matrice des gains. Il est donc " omniscient " au sens de Hayek.
Transposé dans un cadre d'équilibre général, ceci revient à dire que chaque agent en sait autant qu'un " calculateur ". Si cet équilibre général est " concurrentiel ", cette idée conduit à un équilibre de Cournot-Walras généralisé, ou chaque échangiste (et plus seulement les offreurs d'un bien particulier) aurait un comportement 'stratégique' et choisirait l'offre et la demande qui lui assurent (compte tenu des actions des autres) un rapport des prix favorable. A des conditions qui varient suivant les modèles, l'équilibre de Nash est l'équilibre walrasien.
De ce fait l'étude du mécanisme devient vide de sens. Le tâtonnement, y compris dans a version libérale de 'main invisible' devient inutile. La question du modélisateur n'est plus : comment parvient-on à l'équilibre (walrasien) compte tenu du fait que chaque agent ne connaît que lui-même ? Elle est : comment parvient-on à l'équilibre (de Nash) compte tenu du fait que chaque agent sait tout sur tous ? L'interrogation sur le mécanisme (Quelles doivent être les règles d'un tâtonnement efficace ?) est remplacée par une interrogation sur les comportements (Comment les agents en viennent-ils à choisir l'équilibre de Nash ?)
Les jeux en information incomplète.
On sait que dans ces jeux, certains joueurs (ou tous) ignorent le 'type' des autres joueurs. Autrement dit, ils ignorent les préférences de ceux qu'ils ont en face d'eux, et, par conséquent, ce qu'ils vont jouer. A première vue, ceci semble ramener à la thématique hayekienne de la nécessité du choix dans un contexte d'information limitée. En fait, ce n'est pas le cas.
En effet, ce qui empêche un joueur de connaître le 'type' de l'autre (des autres) joueur, ce n'est pas sa capacité limitée à traiter l'information, c'est la mauvaise volonté de l'autre, qui a intérêt à rester caché. L'information ne coûte rien, ce sont les moyens qu'il faut utiliser pour faire parler les adversaires, qui sont éventuellement coûteux. Dans les jeux 'révélateurs', dès que les joueurs ont 'révélé leur type' (par exemple leurs estimations, dans les enchères à la Vickrey), l'information complète est restaurée.
Appliquée à l' 'univers' hayekien, cette supposition fait disparaître la supériorité du 'marché' sur 'le plan'. En effet, si toute information, une fois qu'elle est délivrée, est parfaitement reçue et prise en compte par le récepteur, n'importe quel 'centre' peut connaître le résultat optimal dès lors qu'il recrute des fonctionnaires assez zélés pour lui transmettre leurs connaissances partielles.
La disparition de la question cognitive et l'apparition de la question incitative nous semblent logiquement liés dans la mesure ou si un agent a effectivement le pouvoir de connaître in-extenso les intérêts ou les préférences des autres, alors il a probablement intérêt à payer pour que ces autres les lui révèlent.

Conclusion

En écrivant ce chapitre, nous avons voulu montrer que le choix des économistes de faire réaliser le bien public par des individus qui s'en désintéressent ne peut, en toute logique, être justifié par des raisons instrumentales.
Rappelons que, selon cette idée, les individus doivent rechercher leur intérêt personnel parce que c'est ainsi qu'ils parviendront au bien public. Mais de deux chose l'une :
- Soit la recherche par chacun de son intérêt personnel permet de mettre en œuvre un mécanisme connu de l'économiste (et de ses lecteurs) mais inconnu des agents. Mais comme un mécanisme est une fonction de production collective (voir le chapitre précédent), son fonctionnement est indépendant des motivations de ceux qui l'actionnent. C'est par choix délibéré que l'économiste recherche et 'embauche' fictivement des agents 'autocentrés'. Cette démarche nous semble poussée presque jusqu'à la caricature dans l'appel de Walras à des spéculateurs dont le seul motif devrait être " de gagner beaucoup d'argent " pour faire fonctionner le mécanisme de la capitalisation. On a vu que l'économiste devait finalement en rabattre et reconnaître à ces personnages d'autres motivations.
- Soit il n'y a pas de mécanisme et le bien public est réalisé directement (ou non) par les choix des agents. Dans ces conditions les agents ne sont plus les servants d'un mécanisme qu'ils ignorent mais les participants d'un jeu dont ils connaissent parfaitement les règles. Dès lors, si ils veulent réaliser le bien public, il leur suffit de le vouloir. Prenons l' exemple du 'jeu du 1000 pattes' . L'induction à rebours permet de prévoir que le 1er joueur fera défection et que l'issue optimale, égalitaire et qui maximise la somme des gains, ne sera pas atteinte. Or si les deux joueurs se fixent pour but d'atteindre ce bien public, il choisiront pour stratégie de toujours coopérer, et cette issue optimale sera atteinte (et même si seul le joueur B coopère, A a intérêt à toujours coopérer aussi).

L'idée de faire réaliser le bien public par des individus qui s'en désintéressent nous semble donc un programme politique menant à des choix politiques. A titre d'exemple, on peut rappeler une décision prise par le gouvernement britannique après son arrivée au pouvoir en 1998. Afin de financer l'entretien du patrimoine historique, et alors même que plusieurs sondages avaient montré qu'une majorité des contribuables était désireuse de payer d'avantages d'impôts, ce gouvernement a ressuscité la 'national lottery'. Désormais, c'est le bénéfice que la loterie apporte à l'Etat qui finance l'intégralité des dépenses publiques dans ce domaine. Ainsi, le bien public (la conservation du patrimoine) n'est plus réalisé par des individus qui le recherchent consciemment (des contribuables qui acceptent de payer des impôts dans le but conscient d'entretenir leur patrimoine), mais par des individus qui ne le recherchent pas (des joueurs dont le seul but est de devenir millionnaire).

Dans cet exemple, l'institution (le jeu de hasard) qui permet que l'intérêt particulier des individus concourre sans le vouloir au bien public est encadrée par l'Etat. De même, le marché doit être encadré par l'Etat. Est ce à dire qu'il faut qu'il y ait, dans l'Etat, des élus et des fonctionnaires qui aient, eux, le souci conscient du bien public ? C'est à cette question que nous consacrons le chapitre suivant.


Annexe : L'exemple du " jeu du solitaire " de Schelling

La présentation habituelle de ce jeu laisse entendre que sa résolution révèle un mécanisme économique. En effet, ce jeu sert parfois à illustrer l'idée hayekienne d' " émergence ". On va montrer qu'il n'en est rien et que ce jeu ne révèle - pas plus que les autres - aucun mécanisme caché.
Partons de la présentation de ce jeu par le sociologue Raymond Boudon, dans son ouvrage " effets pervers de l'ordre social " (1977)
" La ségrégation peut être le résultat pervers [au sens ou Boudon l'entend, c'est-à-dire non intentionnel] de comportements eux-mêmes non ségrégationnistes. Pour mettre en évidence cet effet de composition, Schelling a recours à un modèle simple : considérons un échiquier, et donnons-nous par exemple 20 pièces de 10 centimes et 10 pièces de 1F, symbolisant des individus appartenant à deux groupes sociaux ou ethniques. Disposons ensuite de manière aléatoire les 30 pièces sur l'échiquier. ... Admettons que les membres de chacun des groupes, bien que n'ayant aucune hostilité ni aucun désir de ségrégation à l'encontre des membres de l'autre groupe, éprouvent une gêne à se retrouver en situation de minorité. On peut simuler ce sentiment en supposant que chacune des pièces se retrouvant sur l'échiquier en situation minoritaire, va se déplacer jusqu'à ce qu'il soit entouré par au moins 50% des pièces de sa catégorie... Il est facile de jouer à ce jeu en déplaçant les pièces sur l'échiquier. La structure d'équilibre est contre intuitive. En effet, le processus engendre un phénomène de ségrégation brutal. Bien que chacun des individus, loin d'éprouver de l'hostilité à l'égard de membres de ce groupe, tolère fort
bien qu'une moitié de ses voisins appartienne à l'autre groupe, un effet de ségrégation est créé : Les pièces de 1F forment sur l'échiquier, une sorte de ghetto immergé dans un environnement de pièces de 10 centimes ".p55
Le sociologue conclut " Il [cet exemple] montre comment des états sociaux indésirables peuvent résulter d'une amplification non voulue par quiconque, de comportements individuels " naturels " "(Boudon 1977pp55-56)
R. Boudon indique d'emblée le résultat atteint par les joueurs: la ségrégation spatiale. Ce résultat ne saurait passer pour une forme de bien public ; il est même " indésirable ".
On va maintenant s'appliquer à montrer que cette 'lecture' de ce jeu est incompatible avec la connaissance par le modélisateur et par les joueurs de la matrice des gains.
- soit il y a bien un résultat " spontané " qui émerge, mais il est 'neutre', ni bon ni mauvais ; sauf, éventuellement, aux yeux d'un observateur paternaliste.
- soit le résultat est en effet indésirable, mais alors il n'est pas imprévu : il s'agit d'un effet externe négatif.
Voici une version simplifiée à l'extrême du jeu.


Il y a deux populations :
- les latins : A , B , C , D .

Préférences : les uns et les autres préfèrent avoir au moins un voisin direct de leur 'espèce'
Règle du jeu : deux voisins peuvent permuter (échanger leurs places) si par cet échange, la satisfaction d'au moins l'un des deux est améliorée et la situation d'aucun n'est dégradée.
Jugement du résultat. On dira qu'il y a ségrégation, si à l'issue du jeu, au moins un joueur n'a pour voisins, que des individus de son 'espèce'



 

 

Maintenant, quelle lecture donner de ce résultat ? L'interprétation dépendra des gains associés aux diverses actions, et plus particulièrement des préférences exactes des individus :

- premier cas.

Les individus sont contents d'avoir au moins un voisin de leur 'espèce', mais sont alors indifférents à l'espèce' à laquelle appartient son ou ses autres voisins.
On peut représenter cette hypothèse en posant :
- l'utilité de chaque individu = 0 s'il n'a aucun voisin de son espèce.
- l'utilité de chaque individu = 1 s'il a au moins un voisin de son espèce.
Voyons maintenant quelles sont les matrices des paiements :

On voit que l' " effet pervers " est neutre et sans conséquences : la ségrégation est indifférente aux yeux des agents eux-mêmes. Le résultat imprévu n'advient que parce que les individus n'y attachent aucune importance

 

 

- deuxième cas .
Les individus ont des préférences plus nuancées. Ils aiment avoir un voisin de leur espèce, mais n'apprécient que modérément d'être dans un voisinage 'monocolore'. L'utilité de chaque individu :
- = 0 s'il n'a aucun voisin de son espèce.
- = 0,5 s'il n'a que des voisins de son espèce.
- = 1 s'il est dans un environnement 'mixte'.
Les matrices des gains deviennent alors les suivantes :



 
 

 
 

1. Nos 'comportements' ne sont qu'un autre nom pour ce que C.Benetti et J.Cartelier appellent " la détermination de l'équilibre individuel "(1994p23).

2. Il est difficile, en fait, de dire si Walras fait ici référence au tâtonnement. La proposition " où y porter leurs enfants " ouvre la voie à une autre interprétation de ce passage : il s'agirait en fait de l'évolution des salaires d'une période à l'autre (Rebeyrol 1999 p 197)

3. Il nous semble que Walras joue un peu sur les deux tableaux puisqu'il détermine l'équilibre sur le marché théorique et qu'il motive ses entrepreneurs sur le marché empirique. Sa réponse à Bertrand ne nous paraît donc pas entièrement satisfaisante.

4. Les raisons de 'l'apparition' des spéculateurs sont en fait plus complexe. Les capitaux neufs se transforment d'eux mêmes en titre de rente si les prix relatifs des 'services' qu'ils rendent sont stables. C'est quand les prix de certains capitaux sont susceptibles de varier dans le futur comme Walras l'admet dans son économie appliquée, que les spéculateurs deviennent nécessaires. Ces spéculateurs 'servent' donc un tâtonnement qui est un peu différent que celui qui est décrit dans l' " Economie pure ".

5. Ce qui est l'équivalent des livraisons de capitaux dans l'économie pure.

6. Entre les deux étapes, dit Walras, les spéculateurs peuvent se vendre et s'acheter les titres entre eux.

7. On voit que les actionnaires de Walras sont différents des propriétaires des entreprises du " modèle Arrow-Debreu. Les actionnaires de Walras sont propriétaires du capital, les propriétaires d'Arrow-Debreu sont propriétaires des bénéfices.

8. Quelle forme pourrait on donner à ces anticipations ?
- Avoir des anticipations adaptatives (statiques ou non), c'est penser que les prix des marchandises demain, dépendent des prix des 'mêmes' marchandises aujourd'hui. Or le service des capitaux nouveaux dont le prix est anticipé par les spéculateurs, n'est pas vendu aujourd'hui, même à terme. On ne peut pas anticiper qu'une marchandise qui n'est pas vendue aujourd'hui sera vendue demain à un prix qui dépend de son prix d'aujourd'hui. Les anticipations ne peuvent donc même pas être adaptatives.
Les anticipations des spéculateurs sont-elles rationnelles ? Il nous semble difficile de l'affirmer sans nous livrer à une interprétation rétrospective. Mais il ne fait guère de doute que, pour Walras, les " spéculateurs de profession " sont particulièrement clairvoyants.

9. Le spéculateur walrasien, (comme l'entrepreneur keynésien), compare les taux de rendements interne de différents capitaux. Le projet dont le t.r.i. est le plus élevé permettra au spéculateur la plus-value la plus élevée. C'est aussi celui qui sera socialement le plus utile puisque le prix du service rendu par ce capital (le prix du produit fabriqué chez Keynes) croit avec la demande des consommateurs.

10. Andrew Schotter : "Microeconomics ; a modern approach"Harper Collins 1994"

11. Dans le jeu du duopole de Cournot, il n'y a pas de stratégies dominantes. Sinon les fonctions de réaction se croiseraient à angle droit.

 
 
     
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