La cité morale des économistes
Essai sur la portée politique de la science économique

Mon e-livre par Antoine Fréjaville

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CONCLUSION


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Conclusion : Qu’est ce qui ne tourne pas rond avec le projet des économistes ?

Le titre de cette conclusion est, bien sûr, une référence à l’article du philosophe Charles Taylor : « Qu’est ce qui ne tourne pas rond avec la liberté négative » (1979). En effet il y a un lien intellectuel direct entre la « liberté négative » ou « liberté des modernes », et le projet des économistes.
Dans son article consacré à la liberté selon Milton Friedman1, Vardaman Smith fait remarquer que, bien que présentée de manière plus ‘économique’, la liberté revendiquée par Friedman est même que la « liberté négative » définie par le philosophe Isaiah Berlin. Il nous semble que, au delà de Friedman, c’est l’ensemble des économistes qui revendiquent cette liberté, ou plus exactement, qui la mettent en application.

De la philosophie à l’économie

Avant de venir aux économistes, rappelons tout d’abord que la « liberté négative » est l’héritière de la « liberté des modernes » de Benjamin Constant. C’est donc ce dernier que nous allons évoquer tout d’abord.

Les philosophes « modernes » : Benjamin Constant et Isaiah Berlin

Le terme de « liberté des modernes » a été inventé par Benjamin Constant dans son célèbre discours prononcé à Paris en 1819 : « De la liberté des anciens comparés à celle des modernes ». Il y définit la « liberté dont la jouissance est particulièrement précieuse aux nations modernes ». Il oppose cette liberté nouvelle à « la liberté dont l’exercice était si cher aux peuples anciens ». Constant avait déjà présenté cette opposition dans son ouvrage de 1814 « De l’esprit de conquête et de l’usurpation. » Voici comment il présente les deux libertés dans ce dernier texte :

la liberté des anciens :
 « Dans les républiques de l’antiquité, la petitesse du territoire, faisait que chaque citoyen avait politiquement une grande importance personnelle. L’exercice des droits de cité, constituait l’occupation, et pour ainsi dire, l’amusement de tous. Le peuple entier concourait à la confection des lois, prononçait les jugements, décidait de la guerre et de la paix [... ] Le citoyen s’était constitué en quelque sorte l’esclave de la nation dont il faisait partie ; il s’abandonnait en entier aux décisions du souverain, du législateur ; il lui reconnaissait le droit de surveiller toutes ses actions, de contraindre sa volonté ; mais c’est qu’il était à son tour ce législateur et ce souverain ; il sentait avec orgueil tout de que valait son suffrage dans une nation assez peu nombreuse [... ] l’avantage que procurait au peuple la liberté comme les anciens la concevaient, c’était d’être de fait au nombre des gouvernants ; avantage réel, plaisir à la fois flatteur et solide »(Constant 1957 [1813] p102)
la liberté des modernes :
« Il en est tout autrement dans les Etats modernes [... ] les progrès de la civilisation, la tendance commerciale de notre époque, la communication des peuples entre eux, ont multiplié et varié à l’infini les moyens de bonheur particulier. Les hommes n’ont besoin pour être heureux, que d’être laissés dans une indépendance parfaite sur tout ce qui a rapport à leurs occupations, à leurs entreprises, à leur sphère d’activité, à leur fantaisie »(p102)

Benjamin Constant explique que la « liberté des anciens » était adaptée à l’antiquité grecque, quand de petites cités combattaient les unes contre les autres. La liberté des modernes, en revanche, est adaptée au temps présent, maintenant que de vastes nations commercent les unes avec les autres.
Constant explique ensuite que la révolution française a été une tentative pour restaurer, à l’époque moderne, la liberté des anciens ; alors que le monde a changé et que celle ci n’a plus sa place.
« J’ai dit en commençant que, faute d’avoir aperçu ces différences [entre les deux formes de liberté], des hommes bien intentionnés d’ailleurs, avaient causé des maux infinis durant notre longue et orageuse révolution […] Leur erreur même était excusable. On ne saurait lire les belles pages de l’antiquité, l’on ne se retrace point l’action de ces grands hommes, sans ressentir je ne sais quelle émotion d’un genre particulier, que ne fait éprouver rien de ce qui est moderne. Les vieux éléments d’une nature antérieure pour ainsi dire à la notre, semblent se réveiller en nous à ces souvenirs »(De la liberté…p603).
Pour Constant, Montesquieu avait bien aperçu la différence entre les deux formes de la liberté :
« Les politiques grecs qui vivaient sous le gouvernement populaire, ne reconnaissaient d’autre force que la vertu2. Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de commerce, de finance, de richesses et de luxe même » (Montesquieu, esprit des lois III 3 cité par Constant p606)
Cependant, Montesquieu a commis une erreur :
« Il attribue cette différence à la république et à la monarchie ; il faut l’attribuer à l’esprit opposé des temps anciens et des temps modernes » (De la liberté…p606)
Les révolutionnaires commirent la même erreur :
« ils voulurent donc exercer la force publique, comme ils avaient appris de leurs guides qu’elle avait été jadis exercée dans les Etats libres. Ils crurent que tout devait céder devant la volonté collective, et que toutes les restrictions aux droits individuels seraient amplement compensées par la participation au pouvoir social. Vous savez, messieurs, ce qu’il en est résulté »(p608)
Dans la dernière partie de son discours (mais pas de son livre), Constant esquisse une réconciliation entre les deux libertés en apparence si opposées :
« Loin donc, messieurs, de renoncer à aucune des deux espèces de liberté dont je vous ai parlé, il faut, je l’ai démontré, les combiner l’une avec l’autre. »(p618)
Mais cet espoir de conciliation sera jugé vain par Isaiah Berlin, quand il reprendra, un siècle et demi plus tard, la problématique de Constant.

L’article de Berlin s’intitule : « Deux conceptions de la liberté »(1958). Berlin radicalise l’opposition entre les deux formes de liberté. Sa « liberté positive » n’est pas tout à fait la ‘liberté des anciens’ car il y range la doctrine marxiste et également certaines idées de Kant. En revanche, sa « liberté négative » est l’héritière directe de la ‘liberté des modernes’.
« Locke et Mill en Angleterre, Constant et Tocqueville en France, [pensaient] qu’il devait y avoir une aire minimum de liberté individuelle, et que celle-ci ne devait en aucun cas être violée. Sans elle, l’individu n’avait pas la possibilité de développer ses facultés naturelles, qui elles seules, lui permettent de poursuivre ou de concevoir les fins que l’on tient pour bonnes, justes ou sacrées. Une frontière devait donc être tracée entre le domaine de la vie privée et celui de l’autorité publique »(p173) « Quel que soit le principe sur lequel repose cette aire de non-ingérence [...] , être libre en ce sens [...] marque l’absence d’ingérence au-delà d’une frontière mouvante mais toujours reconnaissable. La seule liberté qui mérite ce nom est celle de poursuivre notre propre bien comme nous l’entendons »(Berlin 1988 [1958] p176)
Dans sa conclusion Berlin associe ces deux formes de libertés à deux étapes, à la fois historiques et mentales, de l’esprit humain. La « liberté négative » est
« le fruit tardif de la civilisation capitaliste [...] un idéal que les temps reculés et les sociétés primitives ne connaissaient pas », (Berlin 1988 [1958] p 218)
On voit transparaître dans les propos de Berlin, et en fait même dans ceux de Constant, la même ‘histoire’ que chez Pareto, Schumpeter et Hayek ; la même opposition entre un collectivisme politique primitif et une liberté individuelle moderne.

De la liberté négative à la morale de la responsabilité

Résumons les deux « espèces » de liberté par deux slogans.

La liberté des anciens, c’est en quelque sorte : « Tous décident pour tous »

Alors que la liberté des modernes se résume plutôt par : « Chacun décide pour soi »

Ces deux formes de liberté s’opposent, en effet, puisque celui qui prend des décisions qui concernent l’ensemble de la collectivité, ne se restreint pas, par définition, aux décisions qui ne concernent que lui.
Par ailleurs, chacune de ces libertés conduit à une morale.
La « liberté des anciens » conduit à une morale prescrivant de rechercher le bien public et de s’intéresser aux affaires publiques.
La « liberté des modernes » conduit, elle, à une morale prescrivant de ne pas se mêler des affaires des autres, et encore moins des affaires de la collectivité qui est l’ensemble des autres.
On pourrait énoncer ainsi cette morale « moderne » : « poursuis tes propres objectifs afin de ne pas attenter à l’autonomie des autres individus dans la poursuite de leurs propres objectifs. »
Cette morale n’est autre que la morale (ou l’éthique) de la responsabilité, énoncée du point de vue du sujet. L’éthique de la responsabilité dit en effet que chacun doit subir les conséquences de ses propres choix. Le corollaire est donc que personne ne doit subir les conséquences des choix d’autrui. D’où il s’ensuit que personne ne doit effectuer des choix qui aient des conséquences sur le sort d’autrui.
On a déjà souligné dans la section 3 du chapitre 2, la proximité entre l’éthique de la responsabilité, et ce qu’on a appelé l’ « attitude de non-souveraineté ». Nous voyons maintenant que cette attitude est une morale ; la morale qui accompagne la « liberté des modernes »3.

Philosophes et économistes
Quel est le lien entre le principe de la « liberté des modernes » et l’économie ? Ce lien nous semble être : La théorie économique décrit une cité édifiée autour de ce principe.
Les philosophes libéraux ont posé le principe de la liberté négative comme forme moderne de l’autonomie du sujet. Il s’agit d’un principe moral, et sa validité est donc universelle (du moins à l’époque moderne). Les philosophes sont donc fondés à le prescrire aux individus.
Mais est-il possible d’appliquer ce principe ? Cette question d’intendance ne saurait concerner les philosophes. En fait, il y a (d'un point de vue de philosophe) des gens qui sont payés pour règler ces problèmes pratiques : ce sont les économistes.
Les économistes reprennent à leur compte et retranscrivent dans leur langage les idées des philosophes. Ainsi, pour Walras, la liberté est la « recherche, obtention et conservation par l’individu de sa position personnelle »(CESp212), et l’idéal social est réalisé quand « personne n’est plus malheureux que par la faute de la nature ou par sa propre faute »(EESp188). Mais l’économiste ne fait pas que répéter les idées du philosophe : il les applique.
On peut comparer le rapport entre le philosophe et l’économiste dans la construction de la cité idéale, au rapport entre l’artiste et l’ingénieur, dans la construction d’un monument public. L’artiste jette quelques lignes audacieuses sur le papier. C’est ensuite à l’ingénieur d’en faire un édifice qui tienne debout. De même, le philosophe jette quelques principes audacieux dans le monde des idées. C’est ensuite à l’économiste de s’en servir pour édifier une cité qui fonctionne.

La solitude primitive : Le monde des producteurs autarciques
On peut imaginer un monde dans lequel les individus bénéficieraient d’une liberté absolue et dans lequel le principe de responsabilité individuelle serait parfaitement respecté. Ce monde, c’est la « forêt primitive » évoquée par Walras, dans laquelle chaque individu est « tour à tour pour lui-même laboureur, filateur, boulanger, tailleur ». Dans ce monde imaginaire dont on a déjà parlé4, chaque producteur autarcique consommerait ce qu’il produit ; et de ce fait, personne n’empêcherait personne de « poursuivre son propre bien ».
Dans ce monde d’isolement et de solitude, la liberté serait offerte à l’individu puisque « si chacun de nous était à la fois agriculteur, manufacturier, ingénieur, à son profit, il le serait autant qu’il le jugerait à propos, et comme il le jugerait à propos »(Epp60).
Dans cet état de nature, chacun vivrait ou survivrait selon ses capacités et son travail. Il serait libre, mais « si l’individu veut la liberté, il doit accepter la responsabilité » (EPAp260). Dans la nature, les deux vont de pair.
Cependant, Walras déclare que la situation qu’il esquisse est utopique. Contrairement aux animaux, l’homme ne peut vivre en autarcie : « sans la division du travail, nos besoins surpassent nos facultés »(EESp114). La tâche qu’il se fixe alors (et qu’il fixe à ses successeurs) est donc d’imaginer une société aussi libre et aussi 'responsabiliste' que l’état d’isolement fictif, et de plus morale, puisque pour Walras, l'homme ne peut exercer son sens moral qu'en société. En fait, c’est ici que le travail des économistes commence vraiment.

La double tâche des économistes

Les économistes doivent donc imaginer une organisation sociale qui permettent aux individus de survivre et de prospérer, et qui, en même temps, maintienne la liberté « moderne » dont ils jouissaient à l’état d’autarcie (celle ci devenant alors en même temps une morale). Cette tâche n’est pas simple car le passage à la société, s’il comporte des avantages évidents, entraîne des risques tout aussi manifestes d’atteintes à la liberté négative.

La société, source de prospérité

Sur le plan le plus abstrait, la vie en société apporte deux avantages aux individus : une augmentation de la productivité liée à la division du travail, et une augmentation de la consommation grâce aux externalités positives. Cependant, dans un souci d’exposition, on peut distinguer quatre avantages.
- Le premier avantage est la spécialisation des activités parmi les individus. Cette spécialisation permet l’augmentation de la productivité dans l’ensemble de la société. L’exemple de Ricardo du cordonnier et du chapelier est bien connu5. Autrement dit, la spécialisation permet à « la société » de produire d’avantage avec la même quantité de facteurs de production. Si le travail et la production supplémentaire sont convenablement répartis, tout le monde en profitera.
- Le second avantage est une annexe du premier. Par ricochet, la spécialisation permet d’augmenter l’investissement : Si les individus peuvent produire, grâce à la spécialisation, davantage de biens de consommation, ils peuvent produire également davantage de biens de production. Ces nouveaux de biens de production permettront d’augmenter d’avantage la production dans le futur.
- Le troisième avantage est la possibilité offerte aux individus de profiter d’éventuels rendements d’échelle croissants. Par exemple, si un chasseur isolé tue un éléphant par an, dix chasseurs qui coopèrent pour unir leurs efforts, parviendront peut être à tuer un éléphant par semaine, ce qui permet à chacun de manger plus régulièrement.
- Le quatrième avantage est la possibilité de profiter des biens publics. Par exemple, s’il faut veiller la nuit, pour se protéger des bêtes sauvages, un chasseur isolé devra veiller toute la nuit. Dix chasseurs montant la garde à tour de rôle, pourront chacun dormir presque toute la nuit.
En fait, le seul inconvénient de la vie en société, ce sont les effets externes négatifs. Si un des chasseurs associés attrape le choléra et le transmet à ses voisins, l’épidémie qui en résulte est clairement un effet négatif de la vie en société : si chacun était isolé, il n’y aurait pas d’épidémies, ni de tapage nocturne, ni d’eau qui coule chez le voisin.

La société, source d’atteintes à la liberté (négative)

Hélas, la société a également une face sombre. En effet, dans la société, les choix des uns retentissent indûment sur la situation des autres. Cependant, du point de vue moral, il y a une distinction très importante à faire entre les empiètements volontaires, et les empiètements involontaires sur le domaine privé d’autrui, c’est à dire entre l’ingérence et la négligence.
- L’ingérence est ‘la’ faute morale du point de vue moderne. Se préoccuper des affaires de la cité, c’est à dire des affaires de tous est la pire de ces ingérences. Or, chaque avantage de la société est aussi, potentiellement, une source d’ingérence La spécialisation des activités est la porte ouverte aux opinions sur la répartition des tâches et des consommations. Les possibilités d’investissement qui en découlent sont la porte ouverte aux opinions sur le rythme de cet investissement et sur les moyens de l’augmenter. Les rendements d’échelle croissant sont la porte ouverte aux opinions sur la propriété et la gestion des monopoles. Et les biens publics, enfin, sont la porte ouverte aux opinions sur leur propriété, sur leur gestion, et sur la répartition et le montant de l’impôt.
Pour prendre l’exemple de l’impôt, un individu dans la société, peut préférer que l’impôt destiné à financer le bien public soit identique pour tous, ou qu’il croisse avec le revenu, l’âge, ou la place dans l’ordre alphabétique ; il peut préférer que cet impôt soit remplacé par une corvée… Dans tous les cas, en participant à une prise de décision à ce sujet, il contraint consciemment et délibérément, l’ensemble des individus qui constituent la société.

- La négligence, on l’a déjà dit, n’est pas une faute morale, puisqu’elle résulte justement du fait que l’individu ne préoccupe uniquement de ses propres affaires. Cette négligence est néanmoins une source d’effets externes négatifs, et donc d’atteinte au principe de responsabilité (en même temps qu’elle diminue la prospérité).
Gênante, mais pas vicieuse, la négligence n’est pas regardée sévèrement par tous les économistes. Pour Posner, si un automobiliste renverse un piéton, c’est lui qui doit payer, puisque c’est son habitude de rouler vite qui est la cause de l’accident. Mais le « théorème de Coase » accepte tout aussi bien la règle du pollué-payeur que celle du pollueur-payeur6.

L’œuvre des économistes

Les économistes vont donc bâtir une cité idéale qui réalise la prospérité dans la liberté négative, c’est à dire sans ingérence (et même éventuellement sans négligence). Ce sont les étapes logiques de cette construction intellectuelle que l’on a appelées les ‘éléments du récit économique’.
L’attitude de non-souveraineté.
Avant toute chose, les économistes postulent que chaque individu ne s’intéresse qu’à son propre sort, et surtout pas au sort de tous et au fonctionnement de la cité. C’est ce que l’on a appelé ‘l’attitude de non-souveraineté’. Ce postulat moral s’appuie sur le fait que les avantages de la société sont sensibles même aux yeux de l’individu le plus « autocentré ». En fait, implicitement, dans les modèles/récits des économistes, chacun des individus qui composent la société aimerait pouvoir profiter lui-même du maximum des avantages de la spécialisation et des biens publics, et ne laisser aux autres que ce qui est juste suffisant pour les empêcher de ‘démissionner’ et de retourner à l’état d’isolement (leur utilité de réserve).

Le bien public.
Dans un second temps (et dans un second temps seulement), les économistes cherchent des critères du bien public adaptés à cette attitude de non-souveraineté des individus.
Prenons le cas du critère de Pareto, qui est très discuté justement parce qu'il ne respecte pas cette règle.
Rappelons qu’une situation est ‘optimale’ au sens de Pareto, si on ne peut pas en changer sans déplaire à au moins un des individus présents.
Dans son célèbre article sur « l’impossibilité d’être un paretien libéral » (1970), Amartya Sen a montré que quand les individus engagés dans une certaine situation étaient paternalistes, le critère de Pareto ne sélectionnait pas forcément une situation garantissant la liberté (des modernes).
On rappelle l’exemple de Sen : Un « Monsieur Prude » et un « Monsieur Libertin » débattent sur le fait de savoir qui doit lire un certain roman licencieux. Est ce M.Libertin qui doit le lire ? Ou est ce M.Prude ? Ou n’est-ce personne ?
Sen imagine que M.Prude préfère que personne ne lise le livre, qu’il préfère ensuite devoir le lire lui-même plutôt que de le livrer à M.Libertin, sont dernier choix étant que M.Libertin puisse lire.
Quant à M.Libertin, il préfère d’abord lire le livre, son second choix est que le sentencieux M.Prude soit obligé de le lire, et son dernier choix, que personne ne le lise.
Le lecteur peut vérifier que la situation ou M.Prude lit le livre est optimale. Mais cette situation ne satisfait pas l’observateur libéral puisqu’elle résulte du fait que chaque individu s’ingère dans ce que devrait lire ou ne pas lire l’autre.
Néanmoins, Sen montre aussi, même si ce n’est pas son propos, que le critère de Pareto, s’il « marche » avec des individus qui s’ingèrent dans les affaires des autres, « marche » tout aussi bien avec des individus autocentrés. Reprenons en effet son exemple.
Si on suppose maintenant qu’aucun des deux personnages ne s’intéresse à ce que lit l’autre, la situation ou c’est M.Libertin qui lit le livre est clairement le seul optimum puisque la personne qui a envie de lire, lit, et la personne qui n’a pas envie de lire ne lit pas.
Il suffit donc aux économistes de supposer dans un premier temps que les individus s’intéressent à leurs propres affaires, puis, dans un second temps, de leur appliquer le critère de Pareto. Une solution astucieuse mais qui nous paraît lourde de dérives possibles consiste à « nettoyer les préférences »7 au cas ou elles ne correspondraient pas à ce que l’on attend d’elles. Par exemple, dans l’histoire de Sen, il faudrait ne prendre en compte que le plaisir que chaque individu retire lui-même de la lecture, avant d’appliquer le critère de Pareto aux préférences soigneusement sélectionnées.
Ces difficultés conduisent à ce que, dans la pratique, dans 99% des articles de politique économique, le critère effectivement retenu est la maximisation de la quantité produite (du 'revenu').
Les mécanismes économiques
L’étude des mécanismes économiques explique comment, pourquoi, et à quelles conditions, le passage de l’autarcie à la société est avantageux pour tous.
Le chef d’œuvre de cette étude, déjà évoqué, est la théorie ricardienne du commerce international, qui s’applique tout aussi bien (et même peut être mieux) à la spécialisation entre les individus qu’à la spécialisation entre les nations. Le théoricien dit en quelque sorte aux uns et aux autres : « Contrairement à ce que vous croyez, vous avez intérêt à sortir de votre isolement. Si vous vous spécialisez, vous dans telle production et vous dans telle autre, vous produirez davantage de biens, et vous pourrez vous les répartir de telle manière que chacun de vous consommera plus de chaque bien qu’en autarcie ». En fait, débarrassés de leurs oripeaux comportementaux, les mécanismes économiques montrent les avantages non sociaux de la vie sociale.
Les comportements économiques
Si les économistes n’avaient aucun souci pour la liberté (négative), ils se rendraient maintenant sur l’agora pour exposer à leurs pairs l’avantage d’appliquer ces mécanismes (ce que fit Ricardo). Ou bien, ils demanderaient leur indépendance, afin de pouvoir profiter eux mêmes de leurs découvertes
Mais étant aussi soucieux de non-ingérence que de prospérité, ils procèdent tout à fait autrement.
L’étude des comportements économiques montre que les mécanismes avantageux pour tous peuvent être actionnés inconsciemment par des individus dont chacun ne se soucie que de son propre intérêt. Ce point est important, car si le fonctionnement du mécanisme était suspendu au fait que certains l’actionnent consciemment, cela voudrait dire que celui ci est contraire à la liberté (négative).
Mais, dira-t-on, quelle est la différence entre le fait de voter à l’unanimité pour mettre en œuvre un mécanisme qui profite à tous, et le fait de le mettre en œuvre « inconsciemment », par intérêt personnel ?
Pour répondre à cette question, on peut prendre un exemple inspiré de Ricardo.
Supposons que dans une certaine contrée, cohabitent deux types d’individus, les i et les j.
Il y a 10 i et 10j.
Les i, comme les j, peuvent produire de la viande (chassée) et des fruits (cueillis).
Cependant, la productivité des i et des j n’est pas la même.
En une demi-journée de travail, chaque i peut ‘produire’ 2 pièces de viande ou 1 fruit.
En une demi-journée de travail, chaque j peut ‘produire’ 2 pièces de viande ou 2 fruits.
Au début de l’histoire, tous les individus sont isolés. Sans entrer dans le détail, on peut supposer que les i comme les j sont indifférents au fait de chasser et de cueillir, et qu’ils « aiment les mélanges ». Donc chaque jour :
- chacun des i produit pour lui-même et consomme, 2 pièces de viande et 1 fruit.
- chacun des j produit pour lui-même et consomme, 4 pièces de viande et 4 fruits.
Un économiste arrive, et fait remarquer que les i ont un « avantage comparatif » dans la production de viande, et que les j ont donc un « avantage comparatif dans la production de fruits.
Il fait ensuite remarquer que les 10 i et les 10j, produisent ensemble 40 pièces de viande et 30 fruits par jour.
Si les i se spécialisaient dans la production de viande, et les j dans la production de fruits, les 10 i et les 10 j produiraient ensemble, sans faire plus d’efforts, 40 pièces de viande et 40 fruits, soit un « bénéfice net » pour la société, de 10 fruits.
Quelqu’un propose ensuite un vote, pour ou contre la spécialisation.
Alors de deux choses l’une :
- Soit les individus se mêlent du bien public, c’est à dire qu’ils ont une opinion sur l’utilisation du supplément. Il pourra alors peut être se dégager une majorité. Par exemple, la majorité votera pour une répartition égalitaire des 10 fruits supplémentaires. Ou bien, elle votera pour une répartition égalitaire de toute la viande et de tous les fruits produits. Tout est possible, tant que la minorité ne se retrouve pas plus mal lotie qu’à l’état d’autarcie.
- Soit les individus n’ont que des préférences autarciques, et alors il s’élèvera une dispute entre les i et les j, chaque partie affirmant que les 10 fruits supplémentaires lui reviennent. En fait, chaque individu sera tenté de proposer une motion stipulant que les 10 fruits supplémentaires doivent lui revenir à lui et à lui seul. Dans ces conditions, les parties se sépareront sur un désaccord. Puis, chaque i essaiera de négocier une spécialisation suivie d’un échange avec un j, puis il recherchera des alliés… et on se dirigera vers une solution « à la Edgeworth », c’est à dire un échange entre deux coalitions stables résultant du fait que chaque individu a essayé de maximiser sa « part du gâteau » (des 10 fruits).
C’est ainsi que l’étude des comportements économiques montre comment des individus pourront profiter des avantages de la spécialisation et de la coopération alors même que chacun ne songe qu’à profiter au maximum de la présence des autres et n’a aucune opinion (aucune 'préférence sociale')sur la manière dont est géré le produit de son travail.
L’action consciente de l’Etat (ou du constitutionnaliste)
Cependant, il se peut aussi que la confrontation des individus autocentrés n’aboutisse pas à la sortie de l’isolement. Par exemple, il est bien connu que les membres des coalitions stables d’Edgeworth n’ont aucune raison de se faire confiance au moment du partage du bénéfice de leur action. Comme dans les histoires de flibuste, où les pirates s’entretuent au moment du partage du trésor, dans les histoires des économistes, des individus réellement « autocentrés » refuseront au dernier moment de coopérer. Et comme cette attitude opportuniste est bien connue de tous, des agents vraiment rationnels n’essaieront même pas d’entrer en contact les uns avec les autres.
Et si l’économiste décide néanmoins que les coalisés respecteront leur parole, il se heurtera au problème inverse des coalitions non désirées : cartels, syndicats et mafias.
Les économistes ressentent donc le besoin d’une instance qui encourage les « bonnes » coalitions et qui décourage les « mauvaises ». C’est instance, c’est l’Etat indépendant (de plus en plus souvent renommé «les institutions»). Ici, il « récompensera la loyauté », et là il « brisera la loi du silence ». Comme on l’a déjà dit, l’Etat est le joker des économistes.

Le régime économiste

Donc les économistes réussissent très bien à édifier une cité prospère qui, en même temps, conserve la liberté (négative) des individus. Qu’est ce qui ne tourne pas rond alors ?
Ce qui ne tourne pas rond, c’est que pour faire fonctionner la cité, ses dirigeants sont amenés à exercer sur les individus une oppression à la fois opposée et similaire à celle qu’un Etat socialiste autoritaire exerce sur ses sujets.
Partons de ce que les philosophes libéraux et les économistes comme Pareto, Hayek et Schumpeter, reprochent à leurs adversaires : révolutionnaires, socialistes, et autres partisans de la « démocratie illimitée ».
A : L’individu sacrifié et l’Etat tout puissant.
L’Etat qui se présente comme le représentant de l’intérêt général n’hésite pas à sacrifier l’individu sur l’autel de ce qu’il considère comme le bien public.
B : La société unanimiste et l’endoctrinement.
Tous les individus sont supposés vouloir le bien public déterminé par l’Etat, et ceux qui voudraient autre chose sont invités à suivre des cours de dressage moral et politique.

La notion de « liberté négative » semble protéger les individus d’une telle oppression de la part d’un Etat tout puissant ou d’un parti unique. En effet, un individu qui se préoccupe de ses propres affaires n’a pas à se sacrifier pour qui que ce soi ; et il choisit lui-même ses objectifs.
De nouveau, la situation d’autarcie illustre cette liberté, les individus isolés poursuivent leurs propres fins sans interférences de la part d’un Etat qui n’existe pas.

Mais qu’en est-il dans la cité idéale des économistes, c’est à dire quand la liberté (négative) est appliquée à la vie en société ?

A’ : L’Etat incitateur et l’individu manipulé
Il nous semble tout d’abord utile de lever deux équivoques concernant l’individu et l’Etat dans la cité de l’économiste.
D’abord, aucun individu ne veut le bien public tel qu’il a été déterminé par le modélisateur. Les économistes répètent souvent que l’optimum de Pareto est une forme d’unanimité. Il est certain qu’un optimum de Pareto est une situation telle qu’il n’y a pas d‘unanimité pour en changer. Cependant, chaque individu préfère un ‘optimum’ différent. On l’a déjà dit : le premier choix de chacun est la situation ou il profite à lui seul de tous les avantages de l’état social, même s’il doit pour cela en priver tous les autres.
Ensuite, les philosophes, et plus encore les publicistes, ont tendance à assimiler la puissance de l’Etat à l’activité du gouvernement et au nombre des fonctionnaires. Or le gouvernement resseré d'un «homme d'Etat courageux» peut être aussi puissant qu’une vaste machinerie politico-administrative. On peut prendre l’exemple d’une dictature personnelle, ou encore du rédacteur d’une constitution qui règlerait dans le détail la vie de tous les individus.
Dans la cité de l’économiste, nous avons donc :
- d’un côté, des individus dont chacun s’intéresse à son propre sort ;
- et de l’autre côté, un Etat qui s’intéresse au bien public. Evidemment, les économistes préfèreraient devoir se passer d’un tel Etat, en concentrent la souveraineté dans les mains de quelques régulateurs ou quelques constitutionnalistes. Mais cela ne change rien à son pouvoir.
Pourquoi l’Etat est-il nécessaire ? Parce que les individus autocentrés ne parviennent pas toujours « spontanément » au bien public.
Et pourquoi n’y parviennent-ils pas ? Parce que leur intérêt ne leur indique pas toujours les « bonnes » actions.
Autrement dit, l’Etat est nécessaire parce que les individus ne se comportent pas toujours comme il faudrait qu’ils le fassent, dans l’intérêt général.
Or, que faut-il faire pour changer le comportement d’un individu qui ne s’intéresse qu’à son propre sort ? Il faut le récompenser ou le punir. Sous les euphémismes d’ « incitations » et de « désincitations », l’Etat économiste se pose une seule et unique question : Qui récompenser, qui punir, et comment ? Ceci abolit toute différence entre la politique économique et le droit pénal. Il s’agit dans un cas comme dans l’autre, d’utiliser les moyens à la disposition de l’Etat pour modifier les « paiements » des individus, afin que ceux ci adoptent des comportements conformes au bien public.
Prenons l’exemple de la rémunération des dirigeants des sociétés par actions. Le profit d’une société par action est supposé refléter son utilité sociale. Il convient donc, dans l’intérêt général, que le revenu du manager dépende du profit de son entreprise afin que ce manager soit incité à travailler uniquement à augmenter ce profit. L’Etat oblige donc le manager à publier ses revenus dans le rapport qu’il remet aux actionnaires, afin que ceux ci ne récompensent le dirigeant que si le cours du titre augmente. Bien que l’Etat économiste ait pour principe de n’agir directement qu’en dernier recours, il n’hésite pas à réglementer la détention d’options pour empêcher les dirigeants de se faire voter des « golden parachutes »8.
En fait, dans le régime économiste, toutes les politiques publiques : politique fiscale, politique sociale, politique agricole, politique de recherche, de santé publique, d’éducation… ont pour objectif de faire en sorte de diriger le comportement des individus dans le sens de l’intérêt général défini par l’économiste/l’Etat.
La distinction entre sanction civile et sanction pénale devient floue. Ainsi, dans le cas d’une entente industrielle, les firmes sont condamnées par une juridiction civile et les dirigeants par une juridiction pénale, le plaignant étant dans les deux cas le régulateur.
La distinction entre récompense et punition devient floue également. Ainsi un chômeur à qui l’Etat cesse de verser des allocations parce qu’il ne recherche pas suffisamment activement un emploi cesse simplement d’être récompensé si on considère que l’Etat l’assistait. Il est puni, si on considère que l’Etat l’avait obligé auparavant à payer des cotisations, et qu’il se retrouve moins bien loti que s’il avait pu épargner ces sommes.
Au fur et à mesure que l’importance des économistes grandit dans l’Etat, celui ci utilise fondamentalement deux moyens pour resserrer son contrôle sur les individus : la contractualisation et la pénalisation.
La contractualisation remplace les relations salariales et la hiérarchie, dans les rapports entre l’Etat et ses fournisseurs, et entre l’Etat et les collectivités locales. Ainsi, l’Etat ne paye les individus que quand ils font exactement ce qu’il veut.
La pénalisation remplace la tolérance dans les relations entre l’Etat et les entreprises et les individus privés. L’économie de la réglementation et le courant « law and economics » sont l’avant garde théorique de cette pénalisation. L’idée générale est que toute négligence doit être sanctionnée. Par exemple, il devient logique de punir l’automobiliste qui éclabousse un piéton un jour de pluie.
Pris dans cette politique généralisée de récompenses et de punitions les individus sont manipulés.
Sous le socialisme autoritaire, les individus étaient contraints de réaliser les objectifs du plan, mais dans leur malheur ils avaient cette ‘chance’ : ils savaient (les panneaux de propagande leur rappelaient à chaque instant) pourquoi ils étaient obligés de travailler : pour réaliser les objectifs du plan.
Dans le régime économiste, l’Etat se fixe également des objectifs à réaliser. Il n’hésite pas à récompenser et à punir indirectement les individus pour y parvenir. Mais il ne leur présente jamais les choses sous cet angle. Par exemple, l’employé qui tire au flan et qui est licencié parce que « il va faire couler la boite » est laissé dans l’ignorance du fait que le secteur dans lequel il travaille a été ouvert à la concurrence pour que celle ci amène les dirigeants des entreprises à se débarrasser des travailleurs les moins productifs et à produire ainsi au moindre coût, améliorant ainsi la satisfaction des consommateurs et donc le bien public. Il est licencié parce qu’il ne réalise pas les objectifs du régulateur, mais cela il ne le saura jamais. C’est pour cela que nous disons qu’il est manipulé par l’Etat (en l’occurrence le régulateur).

B’ L’unanimisme moral

L’unanimisme moral n’est pas le monopole des économistes. Dans la période récente, certains philosophes ont remis à l’honneur la notion d’obligation morale, jugeant sans doute la notion de liberté de conscience dépassée9.
Un tel unanimisme nous paraît légèrement inquiétant. On ne peut ici que citer Emmanuel Picavet
«Cette question [du pluralisme politique] oblige à reconsidérer d'une manière critique, ce qui constitue, dans la théorie de John Rawls la seconde question identifiante de la «société bien ordonnée» à savoir l'existence d'une conception publique de la justice, qui s'applique à la société [...] on doit finalement faire porter le doute sur une région entière des recherches politiques contemporaines qui prétendent amener en coïncidence l'accord rationnel des individus à un certain échelon de l'élection des valeurs principes ou règles, et une conception morale spécifique»10
On s’intéressera cependant aux aspects les plus économiques de la question.

L’éthique de la loyauté et le nouveau culte civique.
On l’a déjà vu : si tous les individus suivent la règle : « toujours respecter ses engagements », l’issue du jeu sera optimale. L’économiste/l’Etat est donc amené à promouvoir, pour des raisons instrumentales, une éthique de la « confiance », de la « loyauté », de la « parole donnée » et autres euphémismes signifiant que l’individu doit respecter les clauses des contrats qu’il signe.
Cependant, le résultat social du respect des contrats dépend du groupe de référence. Cette même éthique est en effet ce qui fait tenir les cartels et les syndicats dont les actions sont contraires au bien public, et qui sont alors dénoncés comme « assoiffés de profit », et comme « corporatistes ».
Comment alors faire comprendre aux individus que la « loyauté » est une attitude hautement morale ou totalement indigne, selon le groupe de référence concerné ?
On ne peut pas demander aux individus de se soucier aux conséquences sociales de leurs actes, puisque ce serait remettre en cause le principe de non-ingérence des individus dans les affaires publiques sur lequel repose la cité. Le respect des contrats doit rester une éthique « déontologique », et même, puisqu’on ne demande pas aux individus de refaire le raisonnement du philosophe, une éthique réflexe.
L’Etat économiste est donc destiné, tôt ou tard, à organiser le culte du groupe de référence légitime, c’est à dire de l’ensemble des individus vivant sous la constitution qui sert de base à la politique économique. Les consultations électorales (qui sont vidées de leur sens puisque la constitution est rédigée de telle manière que les électeurs ‘choisissent’ ce que voulait le rédacteur de la constitution) sont en particulier appelées à devenir, comme sous le socialisme autoritaire, des cérémonies d’adoration de la constitution et à la 'patrie', et d’acquiescement à une politique économique sur laquelle les individus n’ont aucune prise.

L’obligation de non-ingérence et le culte de l’entrepreneur
Dans une cité dans laquelle chacun s’occupe de ses affaires, il peut y avoir autant d’intérêts que d’individus. Mais il n’y a qu’une seule opinion sur l’organisation sociale : chacun doit promouvoir son intérêt dans le cadre constitutionnel. C’est du moins ce que souhaite l’économiste/l’Etat, qui, en vertu d’une exemption morale qu’il s’accorde à lui-même, s’occupe, lui, des affaires de tous.
Les moralistes, et même les économistes, font souvent référence à la fameuse « loi morale » du philosophe Emmanuel Kant. L’idée est que dans un monde ou chacun se préoccupe de ses intérêts, tout le monde est libre de poursuivre sa propre fin comme le demande le philosophe. Cependant, cette référence nous semble déplacée. En effet, quand les individus vivent en société, si chacun se préoccupe de ses propres intérêts, chacun utilisera tous les autres comme des purs instruments au service de ses objectifs, ce qui nous semble à priori tout à fait contraire au texte de ladite « loi morale ».11
L’enjeu réel nous semble donc bien la « liberté des modernes ». Si chacun suit ses propres intérêts, personne ne s’ingère dans les affaires de personne, et encore moins dans les affaires de tous. Chacun est donc libre.
Et le modèle de celui qui ne s’ingère pas, c’est l’entrepreneur.
Les entrepreneurs ont une place assez réduite dans la théorie économique. Leur présence est même en fait inutile pour parvenir à l’équilibre général d’une économie de production (au cas ou celui ci existerait et serait stable) (notre chapitre 7). Mais les entrepreneurs occupent une place essentielle dans le discours économique (et par suite, les économistes – Walras en tête – ont tendance à en rajouter sans nécessité). En effet, l’entrepreneur est celui qui ne se préoccupe que d’une seule chose : promouvoir ses intérêts ; et qui, quand il considère les autres, continue à ne voir que ses intérêts sans se préoccuper des leurs, et encore moins de l’organisation de ses relations avec eux.
On dira que le consommateur aussi se préoccupe seulement de ses intérêts. C’est vrai, mais le consommateur « triche ». En effet, le système de prix lui permet de vivre dans un isolement simulé, comme s’il échangeait avec la nature. Il est donc moral, mais à bon compte.
Il n’en va pas de même de l’entrepreneur. Dés que l’on quitte le point d’équilibre général et « l’entrepreneur ne faisant ni bénéfice ni perte » de Walras, l’entrepreneur prend en compte les actions de ses concurrents. L’entrepreneur marshallien, tout « price taker » qu’il est, se dépêche d’entrer dans la branche avant les autres, pour réaliser un profit qu’ils ne feront pas. Mais c’est évidemment dans les interactions stratégique que l’entrepreneur montre sa détermination morale en prenant en compte à chaque instant les actions de ses concurrents sans autre pensée que de prévaloir sur eux.
Dans le régime économiste, l’entrepreneur, travaillant dur à éliminer ses concurrents, est donc la personnification de la morale, tout comme, dans le régime soviétique, l’ouvrier travaillant dur à dépasser les objectifs du plan, était la personnification de la morale. Dans un cas comme dans l’autre, les comportements donnés en exemple, sont censés améliorer la prospérité générale, mais ce n’est pas l’essentiel. Dans un cas comme dans l’autre, le plus important, c’est leur respect du principe sur lequel repose le régime : Toujours se préoccuper de l’intérêt général et jamais de son propre intérêt, pour le travailleur stakhanoviste, toujours se préoccuper de son propre intérêt, et jamais de l’intérêt général, dans le cas de l’entrepreneur en concurrence.
Ces 'morales' publiques sont tellement proches l'une de l'autre que rien n'exclut qu'elles s'additionnent: chaque individu est alors appelé à la fois à prévaloir sur ses concurrents et à vouloir réaliser les objectifs de l'Etat.

La « version radicale » de la liberté négative, et l’économie.

Pour conclure cette conclusion, nous voudrions commenter quelques phrases tirées de deux articles de Ch. Taylor : « Qu’est ce qui ne tourne pas rond avec la liberté négative » et « l’atomisme » (Philosophical papers II, 1979). Nous ne prétendons pas être fidèle à la pensée de ce philosophe. Nous voudrions seulement commenter ces lignes à la lumière des idées des économistes.
Dans « Qu’est ce qui ne tourne pas rond… » Taylor distingue deux versions de la liberté négative (ou liberté des modernes).
- Une version modérée, qu’il juge légitime.
- Une version qu’il appelle « radicale » ou « extrême », qu’il juge abusive.
Il donne un exemple de chaque version.
- exemple de la conception modérée. Selon cette conception :
« Une loi qui m’interdit de pratiquer le culte religieux auquel je crois est une sérieuse atteinte à ma liberté. Même une loi qui tenterait de restreindre ce culte à certaines heures […] m’apparaîtrait comme une sérieuse restriction »(1997(1979)p266)
- exemple de la conception radicale. Selon cette conception :
«  […] ma liberté est restreinte, si le conseil municipal de mon lieu de résidence installe un nouveau feu rouge, à un croisement proche de mon domicile. Là où auparavant, je pouvais passer ce carrefour à ma guise à condition d’éviter des collisions avec d’autres véhicules, je dois désormais attendre que le feu soit vert. Dans une discussion philosophique, on pourrait dire qu’il s’agit là d’une restriction de ma liberté… »(idem)
Taylor se demande qu’est ce qui fait qui fait la différence entre une l’invocation (pour lui) légitime, et l’invocation (pour lui) abusive, de la liberté négative. Elle correspond, explique t’il, à une différence entre plusieurs types d’activités humaines :
« … certaines activités sont d’une très haute importance pour les êtres humains, alors que ce n’est pas le cas pour d’autres. Même les athées reconnaissent que la foi religieuse est une chose suprêmement importante, parce que c’est par ce biais que le croyant se définit comme un être moral. A l’inverse, le rythme auquel le trafic automobile s’écoule dans les rues, est une chose triviale ».(idem).
L’idée de liberté négative serait donc utilisée à bon escient, quand elle porte sur les choses importantes, et utilisée abusivement, quand elle porte sur les choses triviales.
Toutefois, cette première explication ne nous convainc pas entièrement. En effet, dans l’article déjà cité sur l’ « impossibilité d’être un paretien liberal » ; A.Sen donne comme exemple d’une restriction de la liberté (négative…) l’interdiction de choisir la couleur de son papier peint : « […] si vous préférez avoir des murs roses, plutôt que blancs, alors la société devrait vous permettre de les avoirs »(1970p152)
Demander que chacun puisse décorer ses murs comme il l’entend, nous paraît relever d’une conception tout à fait ‘modérée’ de la liberté négative. En même temps, quoi de plus trivial que la couleur d’un papier peint ?
Ajoutons que, regardée par un économiste (et même peut être par un philosophe ‘moderne’), l’installation d’un feu rouge n’est pas forcément une atteinte à la liberté. En effet, cette installation peut être le résultat d’un contrat à la Nozick12 entre les propriétaires légitimes des automobiles, dont chacun souhaite éviter que les actions négligentes des autres ne portent atteinte à sa propriété. L’installation d’un feu rouge ne peut attenter à la liberté (négative), que si elle est le résultat du paternalisme du conseil municipal qui cherche à minimiser le nombre de tués ou de blessés sur la route.
Mais dans son autre article (« l’atomisme »), Taylor émet une autre idée, qui nous semble mieux à même de prendre en compte à la fois ses deux exemples, et celui de Sen. Il y relie en effet la « conception radicale » de la liberté négative à l’idée d’individus vivant en autarcie.
« Que signifie donc affirmer que les hommes isolés sont autosuffisants ? Qu’ils survivraient hors de la société ? Il est clair que beaucoup d’hommes n’y parviendraient pas. Et les plus forts et les plus chanceux ne survivraient qu’au sens minimal où ils ne succomberaient pas »(1997(1979)p227). En fait, « […] ce qui est en jeu n’est pas l’autosuffisance au sens du grand lac de l’esclave13, mais bien autre chose. L’argument des différentes théories [opposées à l’atomisme] de la nature sociale de l’homme n’est pas simplement que les hommes sont physiquement incapables de survivre seuls, mais bien plutôt, qu’ils ne développent leurs capacités proprement humaines qu’en société »(p228). Pour Taylor, la « conception radicale » « […] pourrait être ébranlée par des arguments qui parviendraient à montrer que les hommes ne sont pas autosuffisants au sens de l’argument ce dessus, c’est à dire qu’ils ne peuvent pas développer leurs potentialités proprement humaines hors de la société […] »
On propose d’interpréter ces « potentialités proprement humaines » comme les préférences sociales et les actions qu’elles inspirent. Nous avons vu en effet, deux originalités de la vie en société :
- dans la société, il apparaît des nouvelles formes d’organisation : spécialisation, biens publics, externalités.
- dans la société, il peut apparaître de nouvelles préférences, les « préférences sociales », qui sont des opinions sur ces formes d’organisation.
Or, à cet égard, il y a une grande différence entre la liberté de pratiquer sa religion, et la liberté de ne pas s’arrêter au feu rouge.
La liberté de religion existe en autarcie : Dans la forêt des Robinsons autarciques, chaque individu peut, s’il le souhaite, prier le dieu de son choix (évidemment, pour les sociologues, la religion est un phénomène social, mais, sur le plan du droit, rien n’empêche un individu de prier seul). De même, chacun peut peindre sa grotte de la couleur qui lui plait.
Par contre, la liberté de passer au carrefour sans regarder n’existe pas à l’état autarcique. Le carrefour, et la possibilité de collisions qui en résulte, n’existent en effet qu’à l’état social. On dira que, à l’état autarcique, chacun a la liberté d’aller et de venir. Mais les feux rouges n’ont pas pour but de restreindre cette liberté : si c’était le cas, on en trouverait en dehors des carrefours. Les feux rouges ont pour but de restreindre la liberté d’effectuer des actions qui n’existent qu’à l’état social : écraser et se faire écraser. Et le paternaliste qui vote l’édification d’un feu rouge n’interdit donc pas aux individus d’exercer leurs préférences autarciques : il manifeste une opinion (une préférence sociale) sur une situation sociale.
On propose donc l’interprétation suivante de la différence entre la version modérée et la « version radicale » de la liberté des modernes : La version modérée autoriserait les individus à manifester – en société comme en autarcie – des préférences autarciques (comme les préférences pour un dieu ou pour une couleur de papier peint). La version radicale ou extrême, interdirait aux individus de manifester des préférences sociales, c’est à dire des opinions sur les phénomènes qui n’existent qu’à l’état social. Les économistes qui imaginent des individus qui vivent en société tout en n’ayant que des préférences autarciques, nous semblent être les meilleurs représentants de cette version « extrême » de la liberté des modernes.

 
 
     
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